Le narrateur s’appelle Falco, il a 47 ans. (Guibourgé, dont c’est le onzième livre, en a 48). Il construit, là-haut dans la montagne, une maison pour son fils. Vers 1982, 1984, sortant de l’adolescence, il a fréquenté une bande de skins, « la Meute », assez violente et pas vraiment progressiste – ambiance chaînes de vélo, bombers et sorties de stade. Un peu plus plus tôt, il traînait avec des gitans, volait des berlines allemandes avec eux. Le point de bascule, on s’en doute, est dans la famille. Son frère disparu, et surtout son père humilié quand l’usine Citroën de Poissy l’a remercié, la faute aux diktats de l’économie reine. Falco, c’est le petit blanc pauvre des années 1980, l’oublié de la mondialisation, qui serait de gauche si la gauche était de gauche. Trente ans plus tard, cette histoire-là continue, l’actualité le prouve chaque jour ; Guibourgé, à travers le destin de son personnage, parle aussi d’une époque, la nôtre. Un beau roman à la fois intime et politique, dans une langue sèche et tendue. Rencontre.
Chro : Quel a été le point de départ de l’écriture de ce roman ?
Stéphane Guibourgé : L’apparition d’une meute skin, une nuit de février 2008, en plein cœur de Paris. La peur qu’elle suscitait. La discipline de la meute, la façon de courir. Et de dire qu’elle occupait le terrain. Par ailleurs, le désir de parler des années 1980 comme je les avais perçues alors. Loin de la nostalgie neuneu consumériste qui sévit actuellement et m’exaspère assez. Enfin, surtout, l’envie d’évoquer et de me confronter à l’idée du mal. Autrement dit, comment vit-on avec la conscience du mal que l’on a fait ?
Le narrateur semble appartenir à cette catégorie sociale qu’on appelle souvent white trash : petits blancs pauvres, révoltés. Acceptez-vous le terme ?
Non. Car il n’y a pas que des petits blancs chez les skins. Mais oui, car plus encore que la pauvreté, c’est le sentiment du déclassement qui domine. La certitude d’être bon à jeter. Certitude révoltante.
Tout commence pour lui quand son père est licencié de l’usine qui l’employait, au début des années Mitterrand. La honte le conduit à la délinquance, puis à la violence. En raccourcissant, diriez-vous que c’est le renoncement de la gauche qui a fabriqué l’extrême-droite ?
Les renoncements historiques de la gauche, oui. Le manque de vision. L’ivresse du pouvoir. La chute dans le spectacle. Et les leçons de morale. Lorsque la gauche envoie les CRS briser les grèves dans les usines PSA, elle commence de perdre le peuple. C’est l’acte symbolique. Elle n’aura de cesse de l’humilier. Car au fond, la gauche a honte du peuple. Il ne marque pas assez pour elle. Stratégiquement, la volonté de la gauche d’affaiblir le RPR en injectant un zeste de proportionnelle pour les législatives a eu son rôle. N’oublions pas l’affaissement voulu et programmé du PC par le PS. Ceci dit, l’extrême droite d’alors n’a pas compris le boulevard idéologique qui s’ouvrait devant elle. Elle n’a pas perçu alors que les classes populaires deviendraient un socle électoral possible.
« La grande erreur des “gens qui pensent bien”, de droite comme de gauche, est de croire que leurs adversaires sont des demeurés »
La Meute, ce groupe skin où le héros trouve refuge, se présente comme une famille de rechange. « La Meute est notre famille, elle est ta maison ». Est-ce principalement ce que vont chercher les jeunes qui fréquentent ces groupes, selon vous : un substitut au déracinement, à l’errance, un repère pseudo-familial ?
Oui, mais pas seulement. Je suis convaincu que, lorsque le monde, la vie, la société, ne vous laissent aucune place pour exister selon vos rêves, vos aspirations personnelles, vous pouvez appeler de vos vœux un système fort, une manière de dictature, qui vous place sous le joug. Se fermer toutes les portes. Se voir retirer toute responsabilité. « C’est obéir qui nous sauve », dit Falco.
« Nous avons perdu nos racines ouvrières, la culture de nos origines. Nous n’aurons jamais accès à celle de la bourgeoisie, parce qu’elle est trop chère pour nous », dit le narrateur. On a l’impression que pour cette jeunesse-là, il n’y a finalement pas d’autre choix possible que la révolte, cette culture auto-construite, violente et radicale… Est-ce une impasse fatale ?
Oui. La violence ou la came. L’intégrisme religieux depuis quelques temps, dans toutes les confessions. D’aucuns, les solitaires, seront sauvés par les livres, la musique, les films. A la fois remparts contre l’absurdité de leurs existences, chemins de traverse et horizons. Colonnes vertébrales aussi.
A la tête de la Meute, on trouve un personnage nommé Lev, mi-chef de clan, mi-intello érudit. Il a lu, il est subtil et cultivé. Tout sauf l’abruti auquel on assimile souvent le militant en bombers…
La grande erreur des « gens qui pensent bien », de droite comme de gauche, est de croire que leurs adversaires sont des demeurés. Le mépris intellectuel, une forme subtile du mépris de classe, les aveugle durablement. Il existe à travers l’Europe une sorte d’internationale skin intellectuellement structurée, capable de théoriser ses opinions. Un type comme Gian Luca Iannone, en Italie, fondateur de la Casa Pound, n’est pas tout à fait idiot. Il draine vers lui des étudiants venus du monde entier. Mais je ne me suis pas inspiré de personnes existantes, pour tout vous dire. Je crois au pouvoir du roman. A un moment, les personnages vous prennent par la main. Et l’auteur devient leur scribe. Il ne faut jamais juger ses personnages. Le roman est peut être le dernier espace de liberté possible. Certainement pour cela que les télés, les radios, les éditeurs mettent l’accent sur les « documents »…
Vous évoquez à la fin du livre, sans nommer les protagonistes, l’affaire Méric de 2013. Quelle a été votre lecture de cette affaire : rejoignez-vous l’interprétation marxisante, disons, ou en termes de classes, qui y a vu un fils de bourgeois lutter contre un fils de prolétaire, à fronts renversés du point de vue de la couleur politique ?
Oui. Par ailleurs, il était inéluctable qu’un tel drame se produise. Le livre était achevé lorsque Clément Meric est mort. J’ai rajouté ce passage. Collision qui résume l’essentiel.
Diriez-vous de votre roman qu’il est politique ?
Oui, il s’agit bien d’un roman politique. Ecrit par un mauvais citoyen, qui ne vote pas, refuse de s’inscrire sur les listes électorales, et dont les seuls actes politiques sont de préférer les caissières aux automates, d’acheter la presse au kiosque, etc. De choisir les hommes contre les machines. Ce que j’appelle de la politique, donc. Un livre politique, aussi, parce que peu de chose m’énerve autant que de voir quelques Tartuffes faire mine de découvrir la situation. Un livre sur le mal en soi, aussi. Qu’en fait on? Comment y survivre. C’est aussi de la politique.
« Je crois au pouvoir du roman. A un moment, les personnages vous prennent par la main. Et l’auteur devient leur scribe »
Au plan politique, justement, quel regard portez-vous sur l’actualité récente, et l’impression de nouvel abandon des classes populaires à gauche ? Le parallèle 2014/1982 est-il pertinent pour vous ?
Le parallèle 82/84 2012/14 est l’un des points de départ, aussi, de mon envie, besoin, d’écrire ce livre. Il est tellement frappant. Les gesticulations d’un Montebourg, vaines et vaniteuses, ne changeront pas la donne : le mandat Hollande, comme avant lui, les mandats Mitterrand, sont des marqueurs fort de cet abandon. C’est l’éradication d’une culture en plus d’un assassinat social et économique. « Suicidez-vous, le peuple est mort », chantait Jean-Louis Murat à l’aube des années 1980. La chanson avait été interdite d’antenne.
Sorti de prison, le narrateur fuit dans la montagne, et construit une maison pour son fils. A quoi correspond cet exil, cette sortie de la société ?
Se mettre à l’écart afin de ne plus faire de mal autour de lui. Falco est un homme de violence, et il pressent qu’il le sera toujours. Il veut aussi donner à l’espérance une chance d’éclore, de s’enraciner peut-être. Ne pas transmettre le mal à son fils, oui !
Parlons de l’écriture. Pourquoi avoir utilisé le présent de l’indicatif partout, au lieu de dissocier la narration des souvenirs des années 1980 et ceux d’aujourd’hui ?
« Le passé n’existe pas. D’ailleurs il n’a pas passé ». Imre Kertesz. Aussi, parce que je voulais transmettre l’idée qu’il faut prendre un vrai recul pour s’autoriser à revenir vers le passé. Mettre un mot sur chaque chose, c’est apprendre la perspective.
Plutôt qu’une narration « linéaire », vous avez choisi une écriture par fragments, scènes, presque comme des flashes. Cette façon de faire s’est-elle imposée tout de suite, ou résulte-t-elle d’une expérimentation ?
Je le voulais ainsi. J’ai essayé de le faire.
Les fils de rien, les princes, les humiliés est votre onzième livre. Est-il pour vous dans la lignée des dix précédents ?
Sinon le même livre, toujours le même sillon. Creuser encore. Parvenir à écrire, une fois au moins, un livre juste. Est-ce celui-ci ?
« Les fils de rien, les princes, les humiliés », de Stéphane Guibourgé (Fayard)