Ce bel ouvrage des éditions Kargo présente en premier lieu l’inestimable mérite de nous renvoyer en un temps antédiluvien, où les Stones étaient encore eux-mêmes et construisaient un univers trouble et inquiétant. Réduits aujourd’hui à une pathétique autoparodie financée par des multinationales qui font roter, se produisant dans des stades immenses aux antipodes des clubs anglais poisseux qui virent leurs débuts, « là où la sueur se condensait sur les murs et où les gens se balançaient aux poutres », ils se satisfont de leur néo-statut de dinosaures, garants d’un héritage rhythm’n’blues maîtrisé à la perfection. Et pourtant…
Stanley Booth, journaliste qui accompagna les Stones lors de leurs tournées pendant l’année 1969, retrace ainsi le déroulement de cette tragique année, considérée comme l’acte de décès du rêve hippie. Lors du concert gratuit donné à Altamont, dans la baie de San Francisco, le 6 décembre, un jeune Noir fut en effet assassiné par les Hell’s Angels qui assuraient ce jour-là le service d’ordre. En outre, Booth revient parallèlement sur les années qui ont fait le mythe Stones, soit les années 1962-1968. Cette période, qui contient déjà ses cortèges d’autodestruction, de trahisons et de morts, constitue également l’apogée artistique des Stones, personnifié par le succès de Beggars’ banquets en 1968 (la plupart des titres de Let it bleed, paru en 1969, furent enregistrés cette même année). Résolument anecdotique, ce témoignage n’en est pas moins éclairant sur l’indéfectible attachement des Stones aux vieux blues de Muddy Waters et de Bo Diddley et sur le culte touchant qu’ils vouent à Chuck Berry (ce dernier les a d’ailleurs toujours royalement snobés). De même, il confirme que le seul authentique génie du groupe fut sans doute Brian Jones, premier des enfants perdus du rock, à la manière d’un Syd Barett trop extralucide pour ses compagnons. Quant à Jagger, en bon entrepreneur du rock, il manifeste fréquemment ses intérêts mercantiles, avouant candidement lors du concert d’Altamont qu’il ne croit en rien à la Révolution, son intérêt se portant tout entier sur un film promotionnel (déjà) à la gloire du groupe (« Il faudrait que ce soit bien fait quand même, dit Ronnie, sinon ça se résumera à un tour du monde avec les Rolling Stones. » « Et alors -qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? » demanda Mick »). Pour autant, en bon hagiographe, Booth rend grâce à l’indéniable talent du couple Jagger-Richards, l’un pour avoir réveillé de ses déhanchements et poses suggestives (ou ridicules c’est selon) une jeunesse moribonde, l’autre pour avoir créé cette attitude de dandy décavé et drogué, inconnue jusqu’alors du grand public.
En honnête serviteur de la cause rock, loin de l’explosive prose poétique d’un Lester Bangs, Stanley Booth relate scrupuleusement cette odyssée d’un style sec et nerveux. Ainsi le chapitre consacré au concert d’Altamont, acmé de l’ouvrage, restitue remarquablement l’extrême tension qui régnait alors, et qui allait se muer en une violence meurtrière rappelant les dérives du fascisme psychédélique pratiqué par Charles Manson et ses ouailles. Là où le vrai rock se trouve, la folie n’est guère éloignée. Pour avoir abandonné cette folie, les Stones, qui jouaient alors à un jeu dangereux mais génialement créateur, ne présentent désormais pas même d’intérêt pour d’éventuels fossoyeurs.