Ce petit traité offre un de ces moments de philosophie pure, c’est-à-dire de méditation, qui permet de toucher pour quelques heures au bonheur, sinon à la jubilation. A moins que ce ne soit au sentiment de plénitude et d’équilibre parfait. La philosophie est ici une démonstration qui doit partir du vrai, pour aboutir au vrai. Rédigé avant la grande œuvre de L’Éthique, le traité pourrait être une méditation préparatoire sur la méthode philosophique. Spinoza part de cette constatation désormais commune que l’expérience du quotidien nous frotte le plus souvent à des considérations ou des préoccupations bien vaines. Nous perdons notre temps à courir derrière des mirages qui ne nous apportent ni sérénité, ni véritable satisfaction. A voir les choses d’un peu plus près, tout ce que nous craignons d’ordinaire n’est en soi ni bon, ni mauvais, la crainte seule étant une passion qui s’attache à l’âme et nous rend serviles. Pourquoi alors ne pas rechercher un bien suprême, « qui affectât l’âme tout seul » ? Nous pourrions jouir d’une joie continuelle et parfaite pour l’éternité… Enjeu et pari…
Par habitude, nous poursuivons les honneurs, les richesses ou le plaisir de la chair. Ces occupations sont ainsi faites qu’elles suffisent à meubler une vie ordinaire et nous écartent de la félicité. Ne serait-il donc pas imaginable de parvenir à une « nouvelle manière d’être », une fois que nous aurions fait le tour des joies fragiles et des déceptions garanties de ce mode de vie-là ? Au lieu d’osciller sans répit entre la joie et la tristesse, l’exultation et l’accablement, ne serait-il pas possible de s’assigner un bien fixe et assuré, dont nous puissions tirer un bonheur absolu ? Mais renoncer à ces passions ordinaires -« je veux dire, fuir ce qu’ordinairement les hommes fuient et rechercher ce qu’ordinairement ils recherchent »-, n’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre ? Nous pouvons toutefois savoir que le souverain bien n’est pas une ombre, nous pouvons même nous assurer sur sa nature si nous ne pouvons être sûrs d’y accéder. Il est en tout cas préférable de renoncer à des maux certains, au profit d’un bien dont nous savons la nature certaine. « L’amour envers une chose éternelle et infinie repaît l’âme de la seule joie, et cette joie est exempte de toute tristesse ; ce qui est tout à fait à désirer et à rechercher de toutes ses force. »
Nous voici donc aspirés au cœur de la méditation spinoziste, où le temps et l’histoire s’immobilisent en silence. « Rien en effet, considéré en sa nature, ne sera dit parfait ou imparfait, surtout quand nous aurons appris que tout ce qui se fait, se fait selon un ordre éternel et selon les lois précises de la Nature. » Il s’agira pour se faire de « posséder la connaissance de l’union que l’Esprit a avec la Nature tout entière. » Tel est donc l’objet du Traité : « inventer en pensée une manière de soigner l’intellect, et, pour autant qu’on le peut au début, de le corriger, pour qu’avec bonheur il comprenne les choses sans erreur et au mieux. » Si le texte est parfois difficile, ce n’est pas autant que sa réputation scolaire pourrait nous en faire souvenir, et qu’est-ce qu’un petit effort d’attention pour un morceau d’éternité ?