En janvier 1886, le jeune docteur Freud, alors âgé de trente ans, est invité à dîner par le grand Charcot dans son appartement parisien. Son camarade Richetti l’accompagne. « Nous avons pris une voiture en partageant les frais », écrit-il le lendemain à sa femme Martha. « Lui terriblement nerveux, moi tout à fait serein grâce à une petite dose de cocaïne ». Quelques semaines plus tard, nouveau dîner chez Charcot, nouvelle lettre à Martha. Cette fois-là, Freud passe une assez mauvaise soirée. « C’était ennuyeux à mourir, seule ma petite dose de cocaïne m’a été de quelque secours ». Depuis plusieurs mois, le futur découvreur de l’inconscient s’intéresse de très près à cette substance stimulante que l’on extrait de la feuille de coca, cet arbuste de quatre à six pieds, « semblable à notre prunier épineux », qu’on cultive à tour de bras au Pérou et en Bolivie. En 1884, il a publié un premier article sur la question dans une revue médicale allemande, le Journal central pour la thérapie globale. Il y explique avec conviction que « c’est à travers des expériences répétées sur moi et sur d’autres que j’ai étudié les effets provoqués par l’absorption de cocaïne sur un organisme en bonne santé ». Après avoir détaillé les caractéristiques de la plante et les effets qu’elle peut avoir sur les animaux, il se lance dans l’exposé de ses effets sur l’homme : stimulation nerveuse, accroissement de la force de travail, sensation de satiété, ignorance de la fatigue. « Un travail de longue haleine, d’une grande intensité musculaire ou intellectuelle, est exécuté sans fatigue, et on ne ressent plus le besoin de se nourrir ou de dormir qui surgit généralement de façon impérative à certaines heures de la journée. Avec de la cocaïne, on peut manger copieusement et sans dégoût quand on y est invité, mais on a clairement la sensation de ne pas avoir eu besoin de ce repas. J’ai testé sur moi environ une douzaine de fois le fait que la coca protège de la faim, du sommeil et de la fatigue et stimule le travail intellectuel ».
Ce petit livre surprenant rassemble une poignée de lettres écrites à Martha au début de l’année 1886 et quatre courts textes écrits par Freud et publiés à la même époque. Au-delà de leur dimension quasi humoristique (lire le grand docteur parler des expérimentations qu’il mène benoîtement sur lui-même, du ton clair et détaché qu’il conservera toute sa vie, a quelque chose de tout à fait amusant), ces textes présentent au moins deux intérêts, ainsi que le note le psychanalyste Jean-Louis Chassaing dans son texte de présentation : ils renseignement sur l’histoire des idées et des pratiques médicales à la fin du dix-neuvième siècle d’une part, « donnent des traits, des caractéristiques dont l’actualité ne laisse pas de nous étonner » d’autre part. Réalisées dans une perspective purement fondamentale (« la recherche fondamentale, l’expérimentation clinique et les bénéfices thérapeutiques sont des étapes distinctes » dans l’esprit de Freud et des médecins de son époque, note Chassaing, ce qui n’est plus toujours le cas aujourd’hui), les recherches de Freud sur la coca lui sont néanmoins l’occasion d’esquisser quelques-uns des possibilités thérapeutiques qu’elle permet : la cocaïne peut être utilisée comme stimulant, pour soigner l’asthme et les troubles digestifs de l’estomac, pour atténuer les fièvres et les phtisies, pour rendre plus douce la désintoxication des alcooliques et des morphinomanes et pour anesthésier les muqueuses. Last but not least, elle peut aussi servir de… produit aphrodisiaque. « Parmi les personnes auxquelles j’ai donné de la coca, écrit Freud, trois m’ont parlé d’une violent excitation sexuelle qu’elles attribuent sans hésiter à la coca. Un jeune écrivain que la coca mit en mesure de se remettre au travail après une longue contrariété renonça à l’utilisation de la coca à cause de cet effet secondaire indésirable ».