Le premier roman de Sergueï Bolmat, Les Enfants de Saint-Pétersbourg, était un véritable coup de maître et avait fait de lui l’auteur culte de la jeunesse russe. Mais s’il était efficace avec virtuosité, irrésistible et direct comme une course folle à travers des méandres psychédéliques, Transit, son deuxième livre traduit, est un roman bien plus dense, construit selon une structure plus complexe et ambitieuse, circulaire plutôt que rectiligne. Pas de trame ni d’intrigue à proprement parler ici, mais deux existences parallèles, deux moments synchrones exposés en miroir : un homme et une femme russes exilés l’un (Erik) aux Etats-Unis, l’autre (Jeanne) en Allemagne. Erik, la trentaine, a déjà vécu dans de nombreux pays et exercé toutes sortes de métiers ; il travaille à New York dans une agence d’aide économique pour les pays en développement, et partage sa vie sentimentale entre trois maîtresses. On l’envoie en Russie pour enquêter sur la disparition d’un crédit. Jeanne, quant à elle, a quitté son mari et son job dans une usine de chaussures soviétique pour devenir mannequin et s’installer en Allemagne avec un nouvel homme ; mais son ménage s’enlise dans la vacuité. Personnages en transit entre différents pays, différents emplois, différentes relations, comme rejetés par l’écume d’une identité russe décomposée, perdus parmi différents mondes, biberonnés au communisme et à sa morale dans des appartements communautaires, puis enivrés par différentes drogues et expériences libératrices à l’adolescence avant d’atteindre, passablement saoulés d’amertume et de vanité, l’âge adulte.
Rédigé à la manière d’un bilan aléatoire des chaos existentiels, le roman se construit par digressions systématiques, incises interminables, dérapages gratuits. C’est un peu le système de la poupée russe qui commande la narration, une poupée elle-même contaminée par des intrusions de textes exogènes, des citations, des pedigrees marchands (à la manière d’un Bret Easton Ellis). Bolmat fait penser à la nouvelle génération américaine (en particulier à Chuck Palahniuk) quand il crée des personnages et des situations dont le comique absurde est directement lié aux excès littéralement fantastiques de la post-modernité. L’espèce de long vertige qu’il crée tient non seulement à ce procédé mais aussi à des métaphores toujours inattendues et décalées ou aux bribes de dialogues d’un surréalisme quotidien qui parsèment son récit. Excessivement moderne donc, et fascinant par là-même, Transit évolue dans les éclats d’un monde déjà mondialisé et parfaitement insensé où la mort est toujours traitée avec une désinvolture cruellement drôle et le sexe assimilé à une pornographie banalisée, et où les idéologies les plus diverses et les moins sérieuses pullulent sur le cadavre du politique. C’est l’éclatement funeste et baroque, tragique et bariolé du monde contemporain que Bolmat stylise en utilisant sa vitesse et sa folie, sa déstructuration, ses lubies et son absurdité comme un moteur entraînant de géniales possibilités littéraires et une poétique amphétaminée. Contrairement aux Enfants de Saint-Pétersbourg, texte si intrinsèquement jouissif et léger, Transit possède une étrange gravité, une sourde désespérance. La nouvelle exigence de l’auteur et la complexité particulière qu’il vise n’y sont pas parfaitement accomplies, mais cet excellent roman confirme néanmoins le fait que Bolmat est en passe de devenir un des jeunes auteurs les plus intéressants et les plus excitants de notre époque.