« Cultiver le plaisir de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer autant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport… » De ces mots de Casanova, tirés de l’Histoire de ma vie, le « aussi » n’est sans doute pas le moins important. Entre femme et table, chair et chère, amour et goût, les libertins du XVIIIe siècle aiment à entretenir, sinon la confusion, au moins le parallèle : à l’impénitent séducteur qui trouve un goût et une odeur à l’amour répond ainsi la comparaison d’un Sade qui fait de ses Cent vingt Journées de Sodome un « magnifique repas » de « six cents plats divers », les quatre libertins du château de Silling affectant deux millions par an « aux seuls plaisirs de la bonne chère et de la lubricité ». Nourriture et plaisir sexuel se croisent et s’équivalent constamment dans cette littérature libertine qui s’affranchit peu à peu de la préciosité du siècle précédent où les héros, tout à leurs amours, ne trouvaient pas le temps de boire ni manger : voilà l’idée de Serge Safran, qui s’essaye en dix chapitres à montrer comment les plaisirs érotiques redécouverts se mêlent à ceux du palais, de sorte que « la vie amoureuse se métamorphose en vrai festin ». A l’heure où les Crébillon, Voisenon, Gervaise de Latouche ou Boyer d’Argens prennent place, et leurs gravures avec eux, dans la collection de la Pléiade, il nous propose d’entrer par une porte annexe, plaisante et originale, dans ce pan délicieux de la littérature française, et invite avec malice et érudition à voir comment les relations de l’amour et de la gastronomie dépassent de loin le champ terminologique qu’ils peuvent avoir en commun.
C’est avec le chocolat et les huîtres que l’on commencera ce va-et-vient de la table au lit, ponctué d’anecdotes et notes de lectures, du sommet d’érotisme ostréicole atteint par Casanova lors d’un séjour à Ancône en 1744 à l’exploitation faite par Godard d’Aucour de la volupté du chocolat. Café, tabac, champagne, vins et liqueurs sont autant d’étapes alimentaires dans l’union libertine de Vénus et Bacchus, dont Safran dévoile les coulisses et dessous en évoquant ses lectures de Nerciat, Sade, Crébillon, Dorat, Duclos ou La Morlière ; la réflexion, pour se vouloir littéraire, n’en emprunte pas moins, et chaque fois qu’il le faut, les détours philosophiques ou historiques nécessaires : rien n’est négligé, jusqu’à l’aménagement intérieur des foyers qui, comme chez le marquis de Trénicour dans La Petite Maison de Jean-François Bastide, réduit autant que faire se peut la distance matérielle entre table et lit, « ces deux lieux du plaisir concomitants »… L’authenticité de la passion qui anime l’auteur de ces subtiles recherches semble attestée par les quelques mots, volontiers autobiographiques, qu’il place en début de volume : lui qui a « longtemps vécu en libertin », découvre finalement « que d’autres avant nous ont su aimer sans contraintes, ont même pris plaisir à l’écrire ». Regard décalé sur les mœurs galantes d’une époque riche de littérateurs parfois trop mal connus, ce petit essai en forme de longue dissertation illustrée s’avère délicieux : s’il lui fallait un exergue, ce serait assurément celui du narrateur de Crébillon dans les Egarements du cœur et de l’esprit : « L’idée du plaisir fut, à mon entrée dans le monde, la seule qui m’occupa. »