La parution d’un recueil de nouvelles de Serge Lehman constitue toujours, pour qui s’intéresse à la science-fiction francophone, un événement important. Figure incontournable du genre dans les 90’s, il s’était fait discret ces dernières années, si l’on excepte bien sûr la parution en 2005 de son magistral Livre des Ombres (gigantesque entreprise fictionnelle dans la lignée des Seigneurs de l’instrumentalité de Cordwainer Smith) ainsi que ses différentes activités de scénariste, d’anthologiste et de théoricien. C’est dire le grand intérêt qu’ont pour nous ces six récits à la croisée d’un certain classicisme SF et d’un fantastique un peu tordu et déjanté. Pas vraiment nouveaux (à part La Régulation de Richard Mars, seul inédit), tous ces textes ont déjà parus dans diverses revues ou anthologies (voire sous forme de roman pour le premier, qui donne son titre recueil : Le Haut-lieu, paru en 1995 chez Fleuve Noir). En revanche, la plupart ont été largement remanié pour l’occasion. C’est donc à une logique de la réécriture que nous avons affaire ici, logique passionnante en ce qu’elle met en relief plusieurs caractéristiques de la démarche « lehmannienne » : sa réflexivité, son auto-référentialité et sa mise en perspective érudite des codes d’un genre. Et c’est précisément cette ambition esthétique et théorique assumée, quasi-programmatique, qui rend cet auteur si fondamental pour la SF contemporaine.
Six textes, donc, qui ont en commun de creuser l’idée de cartographie ou de géographie parallèle, d’espace négatif et occulte (rappelons le titre du recueil, Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables. Une thématique éminemment « dickienne » dans son exploration de réalités alternatives et autres zones d’ombres cognitives, que Serge Lehman met en place à travers des dispositifs narratifs sophistiqués et ultra-référencés. Passant des grands canons du genre à des influences plus mainstream comme Borges ou Kafka, Lehman fait preuve d’une formidable maîtrise du format court (il s’inscrit en cela dans la lignée, revendiquée, des ses ainés anglo-saxons). Du premier récit, Le Haut-lieu, avec son histoire d’appartement soumis à une calcification qui prend au piège ses visiteurs, jusqu’à La Régulation de Richard Mars, conte à l’ampleur cosmogonique impressionnante, une même idée-force s’incarne dans la forme-nouvelle : la spatialité comme site paradoxal nous permettant d’interroger nos représentations du réel.
L’un des grands intérêts du recueil tient aussi dans la mise en lumière d’un certain nombre de conceptions propres au Lehman théoricien. Nous ne pouvons ici que renvoyer à une conférence prononcée par l’auteur à Normale Sup en 2006, Pour une définition auto-théorique de la science-fiction, dans laquelle il développait plusieurs hypothèses particulièrement stimulantes sur une interprétation des spécificités historiques de la science-fiction, littérature qui se caractériserait selon lui par une réification de la métaphore (en gros, une interprétation littérale de la métaphore, une matérialisation concrète de cette dernière), ou encore qui se rangerait dans la catégorie quasi-mythologique du processeur d’histoire (lui conférant par là une dimension gnoséologique). Conceptions singulières mais extrêmement fécondes, que nous retrouvons ici dans plusieurs textes : dans Le Gouffre aux chimères, par exemple, où un groupe de personne a précisément pour mission d’enquêter sur d’étranges phénomènes de… réification, mais aussi dans Superscience, petit chef-d’oeuvre rétro-futuriste où le projet dément d’une Überwissenschaft semble faire écho au processeur d’histoire pensé par Lehman comme métarécit fondateur. Mais que les choses soient claires : Le Haut-lieu reste éloigné du pensum postmoderne indigeste, et l’efficacité ne s’efface jamais devant une ambition théorique qui sait être subtilement soulignée. Bref, par sa dimension conceptuelle ou simplement pour ses qualités « littéraires », Le Haut-lieu est, avec Les Tours de Samarante de Norbert Merjagnan (cf. Chronic’art #47), l’une des réussites de la SF française de ces dernières années. En espérant juste que ce recueil signe durablement le retour de Lehman sur le devant de la scène…