L’histoire a déchaîné les gazettes américaines, et suscité une polémique dont Saul Bellow, multilauréat du Pulitzer et Prix Nobel de littérature (c’était en 1976), n’avait pas vraiment besoin pour être connu -quand bien même il reste assez peu fréquenté de ce côté-ci de l’Atlantique. On la résumera donc vite : le fantasque Abe Ravelstein dont ce roman constitue le portrait (et bien plus) n’est autre que le philosophe Allan Bloom, vieux copain de l’auteur, disparu en 1992 ; la transparence du personnage a provoqué là-bas l’un de ces splendides scandales au parfum de political correctness dont on peine souvent ici à saisir l’ampleur, les détracteurs de Bellow n’ayant à lui reprocher que d’avoir dévoilé l’homosexualité de feu Bloom au travers de celle de son Ravelstein fictif. Rien que de très réjouissant, en fin de compte, pour un romancier de quatre-vingt-sept ans aussi caustique qu’à l’accoutumée et qui n’aura probablement vu dans cette curieuse polémique à base d’outing et de littérature qu’une raison de plus de gratter les plaies imbéciles de son pays natal. Ravelstein, donc : brillant et excentrique professeur d’université (discipline : la philosophie politique -Platon et d’autres promènent leur ombre tutélaire sur les deux cent soixante pages du livre) dont le gratin de la classe politique américaine contemporaine a fréquenté les cours. Le succès phénoménal d’un livre de vulgarisation écrit à contrecoeur lui a permis d’accéder à un train de vie somptuaire et aux plaisirs frivoles de la haute couture (il a un faible pour les costumes Lanvin), des grands hôtels (il ne descend qu’au Crillon) et des dépenses inconsidérées.
Bref, l’imprévisible et superbe Ravelstein est un dandy érudit de la plus belle espèce, sorte de John Rawls transformé en Oscar Wilde capricieux et mégalomane dont la vie dissolue se partage entre Paris, qu’il adore (les vitrines de la rue Saint-Honoré, la faune bourgeoise des quartiers chics, les dîners), et Chicago, où il enseigne. Le narrateur, quant à lui, est à l’un de ses plus vieux potes : c’est à lui que Ravelstein confie ses méditations et, avant de succomber à ce foutu virus HIV qui finira bien par avoir sa peau, demande d’écrire de lui un portrait. Résultat : ce Ravelstein, bien sûr, que le narrateur ne parviendra à rédiger que bien des années plus tard, lorsqu’il aura lui-même fait l’expérience de la proximité de la mort. Car tel est finalement, sous le voile trompeur d’un humour caustique et d’une feinte bonhomie, le thème essentiel de ce bref roman où tout, explicitement ou non, tourne autour de la dégenérescence et de son terme -la grande faucheuse. Une mort physique, d’abord, celle qu’affronte et défie stoïquement le superbe Ravelstein en vitupérant sur son lit d’hôpital et en grillant clope sur clope alors que ses poumons sont au plus mal ; une mort spirituelle et culturelle, ensuite, qu’on lira entre les lignes des longues tirades sur son époque de ce dissident dans l’âme, incontrôlable et provocateur. Si la seconde partie du roman (le voyage du narrateur sous le soleil et sa soudaine maladie tropicale) déçoit et en forme certainement le point faible, l’invraisemblable portrait de Ravelstein en pur aristocrate définitivement anachronique, produit hors normes d’une époque moins molle, est d’un jubilatoire mordant en même temps que d’une belle sincérité.