Un dimanche de septembre, « une journée divinement tiède, couleur de verre », une maison vieillotte et charmante dans une bourgade hongroise du début du siècle, un jardin fleuri, chatoyant… Et Esther, qui s’apprête à revoir pour la première fois depuis vingt ans son seul amour, Lajos. A cause de lui elle vit une existence repliée, seule avec sa gouvernante et l’amitié de quelques proches également conviés à ces retrouvailles. Au fil de l’après-midi le passé va déplier toutes les strates de son mystère, et à la fin du jour la logique du destin d’Esther aura frappé, encore une fois, la dernière. La boucle sera bouclée et elle s’endormira, dépouillée mais apaisée.
Unité de temps et de lieu, construction dramatique par étapes et rebondissements qui élucident le passé d’Esther et déploient les contradictions du présent (« il y eut d’abord la « scène I », soit le repas, suivi de la « visite du jardin » ») : la référence théâtrale est évidente. La mécanique est parfaitement rodée, ciselée, au point qu’il y a quelque chose de désuet dans cette virtuosité littéraire qui pourrait parfois se laisser un peu plus oublier. Mais elle est le cadre idéal qui permet à Márai de développer un drame d’une grande densité psychologique tout en gardant une distance légère. La scène théâtrale fait d’emblée accepter au lecteur le postulat du jeu, d’une illusion où tout est crédible, où les revirements des êtres, leurs atermoiements disent en peu de mots et de pages les facettes complexes d’un destin. S’y confrontent une petite dizaine de personnages, tous liés, noués plutôt en un inextricable réseau de dépendance autour d’une maison familiale vouée à disparaître. On pense évidemment à La Cerisaie avec cette mise en scène d’un personnage et d’un mode de vie en perdition car « tout ce qui cimentait le monde dans lequel nous vivions s’était désagrégé ».
L’Héritage d’Esther est écrit en 1938, dans une Hongrie sous le choc de bouleversements profonds, qui connaît une dictature et s’apprête à rentrer dans un conflit largement engagé par l’Anschluss. Dans ce contexte de tension maximale, Márai cisèle un objet élégant, une peinture en finesse des émois du cœur et des mirages de l’amour incarnés par Lajos. Mais ce personnage trouble est bien plus que cela. Révélateur du destin, visiteur qui vient réveiller ces démons que l’on préférerait enfouir, Lajos le sait : « La loi de ce monde veut que soit achevé ce qui a été commencé. » Séducteur charismatique, chasseur que « seul le danger (…) intéresse », menteur qui « joue avec des êtres et des passions » car il faut jouer pour « embellir la vie », Lajos ne recule devant aucune manipulation, aucune cruauté. Magicien, il incarne le rêve et les vices mêlés, et ainsi captive, impose son ordre – son désordre. Tous savent qu’il ment, tous sont séduits par ce mensonge qui les renvoie à leurs propres abîmes… Lui vit par le mensonge et aux dépens de leur naïveté ; eux existent par procuration à travers lui, le créateur, l’illusionniste qui rend le monde fascinant. Et qui est aussi le danger, le mal auquel on ne peut résister, à une époque où le pire est possible.