La postérité d’un écrivain est parfois paradoxale. Sándor Márai : une oeuvre monumentale, aujourd’hui considérée comme un classique de la littérature centre-européenne (on le compare souvent à Zweig), mais qu’on a pourtant découvert tardivement, après sa mort en 1989. Comment l’expliquer ? Les raisons sont diverses : l’histoire (Márai a été censuré en Hongrie, d’où il s’était exilé en 1948), les hasards de l’édition française (il faut des traducteurs pour faire connaître les auteurs), etc. En tous cas, le public hexagonal peut se rattraper, puisqu’une partie importante de l’oeuvre est désormais traduite.
Publié en Hongrie en 1946, La Soeur est le dernier livre « hongrois » de Márai, écrit juste avant son départ pour l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis. L’histoire commence dans une montagne de Transylvanie, à Noël, en 1942 : dans une auberge couverte de neige, le narrateur croît reconnaître, parmi les autres résidents, un certain Z., musicien génial, retiré des scènes depuis quelques années. Puis on se retrouve à Florence, trois ans plus tôt : Z., tombé atrocement malade après un ultime concert, es soigné dans un hôpital où s’activent médecins et Sœurs infirmières. « Nous ne possédons pas de cure contre votre maladie, lui dit un docteur, mais nous possédons beaucoup de substances qui soulagent ». De la morphine, de la dolantine, de la stéralgine, toutes sortes de drogues apaisantes dont Z. va devenir dépendant, et qui le projettent dans un état second, comme un monde parallèle oùl peut « déchiffrer le message des cieux »…
On s’attendait à un roman sur la musique, mais c’est plutôt un roman sur le corps et l’âme, et sur ce qui se passe quand l’âme s’arrache du corps grâce à la drogue, et qu’elle commence à commercer avec l’au-delà tout en expiant la vie passée. Lyrique, intense, presque mystique, marqué par la figure énigmatique des quatre Soeurs qui veillent sur Z. (Dolorissa, Cherubina, Carissima et Matutina !), La Soeur est un roman captivant et oppressant, qui rappelle parfois Thomas Mann et qui s’inscrit à coup sûr parmi les grands livres de Márai. Un livre musical mais où le musicien malade ne peut plus jouer, forcé à faire une pause pour réfléchir sur lui-même. « Une de ces pauses qui, en musique, précèdent la sonnerie tragique, une pause presque insoutenable, au cours de laquelle toutes les passions terrestres, humaines et célestes se concentrent entre deux mouvements, dans le silence ».