Créateur des éditions Anatolia et du journal Le Lecteur, passeur en France d’auteurs tels que Samuel Johnson, Edward Gibbon ou Nicolas Gomez Davila, Samuel Brussell ressuscite à sa manière un idéal englouti aujourd’hui sous le conformisme et la pensée fast-food : l’honnête homme libre et cultivé, qui regarde le monde sans s’en laisser conter. Ses nouveaux essais, Soliloques de l’exil, viennent de paraître. Rencontre.
Commençons par le début : d’où venez-vous ?
Je suis né en 1956 à Haïfa, en Israël. J’ai perdu mon père à la naissance. J’ai été confié aux bons soins d’une niania, une nounou ukrainienne et ai ainsi baigné dans le creuset affectif des langues que l’on parlait à la maison : le yiddish et le russe – l’hébreu étant la langue d’enseignement laïque. Je voyais ma mère pendant le shabbat ; le reste de la semaine, elle travaillait comme serveuse dans un restaurant. Quand j’ai eu quatre ans, nous avons quitté Haïfa et nous sommes partis pour Paris, où ma mère avait trouvé un mari.
Quel type d’éducation avez-vous reçue ?
Jusqu’à l’âge de quatorze ans, j’ai reçu, suivant la volonté de cette nouvelle famille, une éducation catholique de type réactionnaire, comme elle se pratiquait à l’époque : autoritariste et répressive. Cette expérience a développé en moi un sens critique très aigu et, pour cela, je suis reconnaissant aux autorités ecclésiastiques. Après un séjour de quinze mois dans un « centre de rééducation », j’ai atterri dans un collège où j’ai découvert le régime d’« externe ». Trois mois plus tard, j’ai fait mes adieux à l’école républicaine pour me lancer dans un tour d’Europe en autostop.
Début de votre nomadisme…
J’ai vécu ainsi pendant quelques années de petits boulots (serveur, plongeur, guide, veilleur de nuit) entre Paris, Bruxelles, Londres, New York et Naples, tout en apprenant les nouvelles langues dans lesquelles j’immergeais et en découvrant une nouvelle littérature, libérée de ses frontières. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que je me suis installé de manière à peu près stable à Paris, époque où j’ai rencontré Jean-Paul Bertrand, qui m’a offert un travail de lecteur, puis d’éditeur au sein des éditions du Rocher. Ce travail m’a passionné, si bien que j’ai cessé de faire le tour des rédactions des revues littéraires auxquelles je proposais mes essais – qui me les refusaient invariablement en m’adressant moult compliments. Comme l’a écrit Dovlatov: « Les rédacteurs en chef m’ont offert vingt ans d’apprentissage. »
Avez-vous alors cessé d’écrire pour autant ?
J’ai continué à écrire plus ou moins distraitement jusqu’au jour où j’ai rassemblé un livre (j’ai toujours gardé ce mode de production : repérage, écriture, montage), à partir d’une quantité de cahiers que j’avais remplis. J’ai envoyé le manuscrit de Généalogie de l’ère nouvelle à Alberto Manguel et à Manuel Carcassonne, qui l’ont accepté tous deux aussitôt. J’ai choisi Grasset, à qui je suis resté fidèle après le départ de Manuel Carcassonne, pour la raison que j’y pressentais un petit air de liberté fait pour moi.
Quel est votre QG aujourd’hui, après vos années parisiennes ou voyageuses ?
Je vis maintenant depuis une dizaine d’années en Suisse, dans un village entre Genève et Lausanne, ma base d’où je rayonne pour aller ailleurs.
Beaucoup de lecteurs vous connaissent surtout comme fondateur des éditions Anatolia, qui ont été hébergées au Rocher puis chez Libella. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Permettez-moi une boutade : « Anatolia est l’unique collection… des éditions Anatolia. » En effet, elle a commencé par être une petite maison d’édition, de 1992 à 1996, puis, après l’interlude de l’aventure du journal littéraire Le Lecteur (1997-1998), elle a repris une vaillante activité (une vingtaine de titres par an, en moyenne), en publiant essentiellement des ouvrages étrangers (de l’autobiographie d’un berger Masai aux réflexions sur le monde contemporain de V. S. Naipaul, de Leszek Kolakowski ou de Karl Popper) sous la protection de Jean-Paul Bertrand des éditions du Rocher, auprès de qui j’ai bénéficié d’une liberté totale pendant huit ans.
Anatolia a ensuite changé de port d’attache…
À la vente du Rocher, j’ai poursuivi cette aventure singulière à l’invitation du groupe suisse Libella pendant un peu plus de deux ans, où j’ai pu publier les merveilleux Venedict Erofeev et Alexandre Granach. Puis j’ai tiré mes dernières cartouches en 2010-2011, en collaborant à nouveau avec Jean-Paul Bertrand, période où j’ai pu produire quelques titres, dont deux de mes propres livres, Ma Valise et Divertimento sabbatique, que j’ai écrits avec une liberté absolue, sachant que je ne dépendrais d’aucun jugement extérieur, que je prenais personnellement la pleine responsabilité morale et esthétique de ces publications.
Je dois dire que si j’ai pu garder cette liberté de ton avec Soliloques de l’exil, c’est parce que je ne pensais nullement, au départ, les proposer à mon éditeur, Grasset. Ce fut une improvisation de dernière minute, et à ma grande surprise, par miracle, le livre a surmonté l’épreuve de la censure de « l’air du temps » et a été accepté. Je le dois à l’enthousiasme de mes lecteurs, Jean-Paul Enthoven et Charles Dantzig.
Je ne pensais nullement proposer Soliloques de l’exil à mon éditeur
Poursuivez-vous aujourd’hui votre travail d’éditeur ?
Il m’est aujourd’hui offert d’y goûter sur invitation… Je vois, de temps à autre, des livres qui mériteraient d’être publiés, je les propose quelquefois à un éditeur, comme récemment les mémoires de Dino Risi, qui ont fait la joie de nombreux lecteurs et critiques, ce dont je me réjouis. Au fond, comme l’a dit Naipaul, « écrire est devenu quelque chose de très simple, il s’agit d’aider son prochain». Editer devrait obéir au même impératif : en ces temps d’angoisse et de peur, l’heure n’est plus à la polémique mais à la prière. Partager un moment de joie participe à cet impératif.
Après toutes ces expériences, quel regard portez-vous sur le paysage éditorial français aujourd’hui ?
Mon regard est celui d’un auteur qui s’émerveille d’être publié pour des raisons essentiellement littéraires, à une époque extrêmement difficile pour l’édition. Je constate également que les éditeurs continuent à publier d’excellents livres, surtout dans le domaine de la non-fiction, (certes, minoritaires dans la production, mais c’est inévitable), et c’est une cause de grand optimisme.
Quels écrivains actuels lisez-vous ?
Je dois vous avouer que je les lis extrêmement peu, qu’ils soient français ou étrangers. Ma prédilection va par ailleurs au genre de l’essai, dans le sens le plus large, de la biographie au journal ou aux réflexions de tout ordre, excepté l’essai politique, qui est le plus souvent, de nos jours, pratiqué dans un esprit de polémique que j’abhorre. Cela dit, je viens de lire avec un grand plaisir les nouvelles d’Eric Rohmer (auxquelles je préfère toutefois ses essais). Mais vous me direz qu’il est mort. Je répondrai, peut-être insolemment, que je le trouve tout aussi vivant que ses biographes, Antoine de Baecque et Noël Herpe, dont j’ai beaucoup aimé la biographie qu’ils lui ont consacrée.
Vous rappeliez à l’instant que vous avez fondé jadis un journal, Le Lecteur. De quoi s’agissait-il ?
Ce projet est né à Montpellier, où je suis parti vivre, en 1997, pendant dix-huit mois. C’était au départ une décision sentimentale, inspirée par le film de Truffaut, L’homme qui aimait les femmes, qui avait été tourné dans cette ville, avec le formidable acteur Charles Denner. Je sentais alors que j’avais envie de m’exprimer plus directement que je ne le faisais avec l’édition, en m’adonnant à un journalisme plus personnel, plus impliqué, plus osé que celui qui se pratiquait. J’ai été initié au journalisme par Auberon Waugh, quand je vivais à Londres dans les années 1980.
Le fils d’Evelyn Waugh, connu pour être un personnage, disons, de tempérament…
J’ai compris avec Waugh que le journalisme était une des branches de la littérature, qu’il pouvait faire appel à l’imagination et, surtout, laisser libre cours à l’élément personnel. Waugh se livrait à un journalisme joyeux, incisif et hilarant – et aussi un peu méchant, il est vrai, mais ici on aborde une question morale quasi insoluble : n’a-t-on pas le devoir intellectuel de se moquer des cuistres? Ne sommes-nous pas les héritiers de Molière? Avec Le Lecteur, je m’étais donné comme devise le mot de Stendhal : « L’écrivain ne doit pas plus craindre le critique que le soldat l’hôpital ». Je crois avoir été fidèle à ce petit péché.
Venons-en aux Soliloques de l’exil. C’est un livre de fragments, de courts chapitres. Les écrivez-vous dans la perspective d’en faire un tout, ou découvrez-vous à un moment que vous avez écrit un livre sans le vouloir ?
J’écris dans tous les sens, sans m’imposer aucun but ni aucun sujet, en suivant mes intuitions : j’imagine vaguement qu’il y aura un livre au bout d’une aventure, mais c’est le livre qui me dit s’il est là à un certain moment de mon travail – c’est lui qui s’impose à son auteur, non le contraire.
Vous tenez aussi un blog, où ont d’ailleurs paru certains chapitres du livre. Le blog, le livre, même travail ?
Absolument : il n’y a pas de hiérarchie dans l’écriture. J’ai fait ce blog avec l’idée d’avoir une tribune libre, qu’aucune publication ne m’aurait permise. C’est en quelque sorte un atelier dans lequel je permets aux lecteurs d’avoir un regard sur le travail en cours. Je produis dans cet atelier un matériau brut, un feuilleton désordonné si l’on veut, que je raffine ensuite au moment du montage, quand il commence à porter en lui un livre.
A quel genre raccrochez-vous vos textes ?
Au genre de l’essai, qui a pour maître en France Montaigne et, en Angleterre (et dans les pays de langue anglaise), cent écrivains, depuis Bacon et Berkeley à Boswell et Johnson, à Carlyle, Boswell et Burke, en passant par Emerson et Thoreau et les signataires de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, de Franklin à Jefferson…
Le catalogue d’Anatolia, et les noms qu’on croise dans vos livres, laissent à penser que vous appartenez à plusieurs mondes culturels : anglo-saxon, russe, français, mais aussi italien, et d’autres. Parlez-vous les langues des auteurs que vous affectionnez ? Y a-t-il une région dont vous vous sentez plus proche malgré tout ?
Je parle la langue intellectuelle et morale de ces auteurs et, presque toujours, à un degré d’intimité variable, la langue linguistique. Je me sens fondamentalement européen et j’étends ce territoire affectif et culturel à la Russie, à l’Amérique et à Israël.
Je réfute les étiquettes, un salaud est un salaud, un lâche est un lâche, un héros est un héros
Vous écrivez beaucoup sur l’actualité politique, et vous réfléchissez souvent sur les étiquettes : gauche, droite, libéraux, bourgeois, jacobins, etc. Quelle étiquette vous conviendrait ?
Je réfute les étiquettes, qui servent d’alibis et de brevets immunitaires pour ceux qui les revendiquent et de chef d’accusation et de condamnation à ceux qui les décernent. Je me place en observateur sur le plan humain, je ne me place jamais sur le terrain politique. Un salaud est un salaud, un lâche est un lâche, un héros est un héros, un saint est un saint. Je ne m’attarde pas sur les mots mais sur les actions, c’est-à-dire sur la réalité des faits, qui est malheureusement souvent dédaignée ou oubliée aujourd’hui au profit de « l’étiquette » : les pires réactionnaires, les pires égoïstes l’ont compris, qui se parent aujourd’hui de l’étiquette de gauche, label commercial de la bonté théorique, pour être intouchables (promouvant ainsi immanquablement la droite la plus irascible). Je me revendique de l’héritage biblique judéo-chrétien, des valeurs grecques et romaines, qui ont fondé la culture occidentale. Cette adhésion toutefois n’a en rien la commodité d’une étiquette; c’est une morale, une filiation à laquelle il n’est pas de tout repos d’être fidèle.
Mais quand même, l’opposition gauche/droite ne garde-t-elle pas un fond de pertinence, qui fait que chacun de nous se raccroche à l’un des deux ?
Le sens de ces mots varie, suivant les époques et les lieux. Être de gauche, ou de droite, (de façon honnête et désintéressée, s’entend), n’a pas le même sens, aujourd’hui, aux Etats-Unis, en Russie ou en Israël, pour prendre un exemple, que dans le reste du monde occidental, tout simplement parce que les problèmes qu’affronte ces pays ne sont pas les mêmes. Être de gauche au XIXe siècle dans la Russie tsariste n’a pas le même sens que dans la Russie des Soviets, où il n’est bien vite resté de gauche que le mot, sans nul espoir. Chez les Américains, républicains et démocrates confondus, l’idée de la liberté de l’individu est cardinale ; elle n’a pu être préservée que parce qu’elle est liée à une valeur religieuse – voir la Déclaration d’Indépendance : « Nous, devant Dieu, proclamons… »
Et l’Europe ?
L’Europe politique, héritière des principes jacobins, rejette l’idée créatrice et sacrée de l’individu, qu’elle sent comme une menace pour la toute puissance de l’Etat, dont la structure collectiviste prévaut sur la liberté de l’individu. Et si l’on veut s’élever à un niveau métaphysique (acte indispensable pour comprendre la portée des mots « gauche » et « droite »), tout devient plus complexe : Tolstoï était à la fois un conservateur et un réformiste radical, un chrétien et un antichrétien comme seul un chrétien peut l’être ; Johnson, qui était un Tory déclaré, était le meilleur ami du peuple et méprisait le monde de la finance. Le poète Machado, républicain honnête et réactionnaire fondamental, ne comprenait pas qu’on pût rejeter la religion au nom du socialisme, il avait compris que le socialisme sincère procédait de la religion. Parmi les grands penseurs russes, tous les socialistes de la première heure, Berdiaev en tête, l’avaient compris également, si l’on omet les crapules qui n’avaient de socialiste que « l’étiquette ».
N’y a-t-il pas un fond ultime qui transcenderait ces variations historiques et géographiques ?
Mon idée est que, sans une conscience éveillée du sacré – j’entends, dans sa perspective la plus large, qui irait jusqu’au paganisme antique – aucune option politique ne peut avoir de sens. Au niveau ontologique, je conclurais qu’« est de droite qui reconnaît la vérité du péché originel, est de gauche qui adhère à la théorie de Darwin ». Le péché originel invite à la réflexion et à la modestie, la théorie de Darwin à une prétention démesurée.
Parmi les auteurs que vous avez fait traduire, on peut citer le philosophe colombien Nicolàs Gòmez Dàvila, aujourd’hui étudié et cité en France grâce à vous. Comment l’avez-vous découvert ?
Je l’ai découvert grâce à la presse italienne, qui est capable encore aujourd’hui de célébrer un penseur de cet acabit, pour la simple raison que la république italienne n’a pas rompu avec l’héritage chrétien et romain (j’ai connu des juristes italiens de sensibilité communiste qui se livraient à des disputationes en latin sur des questions de droit romain avec des prêtres de rite préconciliaire, chose impensable ailleurs qu’en Italie). Je pense que Nicolàs Gòmez Dàvila est un des plus grands penseurs catholiques et européens de tous les temps et qu’il a renouvelé la portée de l’enseignement évangélique à travers une critique radicale de l’institution de l’Eglise romaine et de ses dérives. Il rappelle au lecteur les fondamentaux du christianisme, que l’on confond depuis longtemps avec une œuvre « sociale ». Rappelez-vous : « Le christianisme est tout de même autre chose qu’une conspiration de prolétaires. » Et pour cause : cette conspiration de prolétaires mène droit à l’absolutisme oligarchique.
Un passage des Soliloques fera peut-être bondir certains de vos lecteurs, car vous y commettez un crime de lèse-majesté en attaquant Stéphane Hessel. Que dire pour votre défense ?
Ce n’est pas tant en ma défense que je m’exprimerai, mais en celle de milliers de lecteurs, jeunes pour la plupart, que l’on a floués et manipulés en jouant sur leur désarroi. Le cas Hessel est la plus grande entreprise d’abrutissement et d’aliénation (d’envoûtement, serait le mot juste) collectifs lancée par les services de marketing de l’édition et de la presse. « L’opium du peuple », ici, a été distillé par des chimistes publicitaires. Tout est faux dans son discours, animé par un opportunisme politique qui n’a jamais obéi qu’à sa vanité personnelle. Seuls des individus hébétés et sans aucun scrupule, dépourvus de tout discernement, pouvaient promouvoir un tel charlatan. Lui rendre l’hommage de la Nation, comme l’a fait ce gouvernement aussi vide qu’irresponsable, c’est trahir la Nation au nom de la loi démagogique, dans le seul but d’amuser et divertir les foules, qui ont le vote facile.
François Hollande n’a pas le talent du vice
A propos de gouvernement, le Président Hollande en prend également pour son grade dans vos pages. Ses récentes turpitudes conjugales ne vous l’ont-elles pas rendu plus sympathique ?
Nullement, car il n’a pas le talent du vice. Cela m’a rendu sympathique sa maîtresse légitime, qui a été trompée aussitôt après lui avoir servi de caution bourgeoise pour faciliter son élection, et mérite de la compassion.
Un mot sur l’actualité récente encore, avec l’affaire Leonarda au sujet de laquelle vous écrivez : « Une gamine de quinze ans qui lance un anathème au chef de la cinquième puissance mondiale mérite le respect ». Que vous a inspiré cet épisode, au fond ?
De la sympathie pour le peuple rom, même si je dois avouer partager le sentiment de Stendhal : « Je serais prêt à n’importe quoi pour le bonheur du peuple, mais j’aimerais mieux passer dix jours au cachot plutôt que de partager mon petit-déjeuner avec lui. »
Vous parlez aussi de « soviétisation de la société occidentale ». Qu’entendez-vous par cette formule ?
Nous vivons un moment historique fascinant : l’alliance de la finance internationale, qui est un capitalisme dévoyé, et du socialisme international qui n’est, selon le mot juste de Gòmez Dàvila, qu’un « capitalisme d’Etat », tout aussi dévoyé. Nous sommes condamnés à vivre, pour quelque temps encore, le pire du collectivisme et le pire du capitalisme. L’une et l’autre de ces idéologies, la finance et le social, sont alliées contre l’individu, contre l’homme, auxquels elles substituent les masses anonymes et manipulables. Et la finance et le social ont besoin de « la lutte des classes », qui permet de dresser tous contre tous. Elles se monnayent des faveurs à tour de rôle pour préserver un système oligarchique qui étend son emprise en promettant la richesse matérielle à ses recrues en échange du vœu de renonciation à la richesse spirituelle, culturelle. Et le socialisme et la finance, tels qu’ils exercent aujourd’hui leur autorité, en niant toute idée de culture, toute idée de sacré, de vérité, de justice, sont des entités fondamentalement antichrétiennes.
Parmi vos convictions, il y a « le sens de la tradition qui régit toute idée de civilisation ». Que vous inspire la coupure de plus en plus grande entre le passé et nous, ou la tentation permanente de la repentance ? Y voyez-vous un signe « splenglérien », disons, que la civilisation s’achève, comme le disent certains ?
Laissons de côté, si vous le permettez, Spengler et sa mystique du Blut und Boden dont on connaît la triste interprétation. Quant à la repentance, telle qu’elle est célébrée aujourd’hui, elle est le contraire du remords. C’est un acte de marketing en faveur du commerce – qui achète la paix sociale en payant une rançon. Le remords ne peut être que d’inspiration religieuse, éminemment personnel, on demande pardon d’abord au Créateur, on mendie le pardon. La repentance comme stratagème, c’est l’absolution que l’on s’octroie sans même reconnaître ses fautes – c’est une façon de se débarrasser de ses fautes sur les épaules des autres. La condamnation (de l’autre! toujours l’autre!) est la grande tactique du système capital-socialiste, qui se maintient au pouvoir grâce à ce chantage permanent, grâce au message antichrétien matérialiste, qui incite et exhorte chacun à condamner les autres, sans jamais se remettre en question soi-même.
Parlons de vos auteurs de prédilection. L’un des plus souvent cités dans les Soliloques est Samuel Johnson, dont la vérité, dites-vous, est « éternelle », « comme celle des Evangiles »… Pourquoi est-t-il dans votre Panthéon ?
Johnson est un auteur profondément chrétien, c’est-à-dire profondément individualiste, un conservateur dans le sens le plus humain qui soit. Il s’adresse à son lecteur avec la même simplicité, avec la même affection qu’il s’adresse au Créateur. Il étend le genre de l’essai à la prière et au sermon, comme Browne, Traherne et cent autres écrivains anglais ; comme Hebel et Gotthelf en Suisse, tous deux pasteurs et écrivains admirables, comme tant d’écrivains et de penseurs russes, de Tchaadaev à Gogol, de Chestov à Berdiaiev. Il n’entre pas dans mon panthéon (je n’en ai pas), il entre dans ma religion, dans mon humble tentative de vivre en homme.
Vous célébrez aussi Gibbon et Chestov… Sont-ils actuels pour nous ?
Gibbon et Chestov, pour ne parler que de ces auteurs, nous invitent à ouvrir le grand livre de l’Histoire et à comprendre les événements qui nous ont faits, à comprendre qui nous sommes, en nous ouvrant les yeux sur le passé. Sans une identité forte, nous sommes incapables de nous ouvrir au monde, à d’autres cultures. La destruction organisée de l’identité, à tous les niveaux, va de pair avec l’aspiration à un mondialisme anonyme, à un monde acculturé.
Je n’ai pas choisi mon nomadisme, j’ai besoin de me frotter à des atmosphères, des cultures différentes
Tel chapitre se passe à New-York, tel autre en Flandre, en Suisse, en Italie… Votre nomadisme est-il une simple habitude, ou le résultat d’une envie de fuir ?
Je n’ai pas choisi mon nomadisme. Je vais en quête d’expériences, j’ai besoin de me frotter à des atmosphères, des cultures différentes. Parler une autre langue, c’est déjà sentir le monde avec des yeux nouveaux, c’est mieux comprendre, ou comprendre différemment, le monde et les hommes. Je vois le monolinguisme comme une malédiction. Vivre dans un pays qui honore quatre langues est pour moi une bénédiction.
On ne peut pas ne pas terminer en évoquant un thème qui traverse tout le livre en filigrane : le religieux. L’un de vos interlocuteurs vous dit : « L’Europe politique veut éliminer l’idée même de Dieu, éliminer tout sens du sacré ». Le pensez-vous aussi ?
La question que vous me posez est fondamentale pour moi. Oui, l’Europe politique, sous couvert d’idéologie laïque, œuvre fondamentalement à un athéisme militant – au profit du commerce politique, qui recrute chaque jour ses dialecticiens experts sophistes formés dans ses universités. Dans sa pesanteur bureaucratique, dans son discours monocorde qui prêche le bien de l’humanité – totem et tabou intouchable – au nom de la sauvegarde de son administration, l’Europe politique est clairement de structure soviétique. En refusant le lien spirituel avec ses racines chrétiennes, elle professe un matérialisme socialiste qui ne laisse de place à aucune autre culture que celle du commerce et de la finance. J’écoute mon interlocuteur avec un immense intérêt. Mais je reste optimiste.