Déjà lauréat de nombreux prix outre-Atlantique (dont le prestigieux Pulitzer), Sam Shepard a écrit avec A mi-chemin, un recueil de nouvelles où sont employées au mieux ses qualités de dramaturge et d’acteur : il y démontre en effet une formidable pertinence dans la mise en scène de l’action et des personnages ainsi qu’un véritable génie du dialogue. Ce que tentent de fixer ces 18 nouvelles, ce sont des moments de rupture, de délire subit et révélateur de la psyché humaine, ou tout simplement la beauté fugace d’un instant de grâce : « J’ai jeté la tête en arrière, la bouche ouverte sur le ciel noir, et c’est l’explosion géante de la voie lactée qui a dû tirer de moi un grand cri hilare. A cet instant, j’ai vu exactement d’où je venais et jusqu’où je m’en irais ». Ces instants choisis et exposés dans leur brusque intensité, comme seule peut l’opérer la forme de la nouvelle, sont localisés dans les différentes contrées sauvages ou champêtres du territoire américain : une ferme, un ranch, un lac, un désert ou les routes infinies qui sillonnent le pays. Ces décors créent une perspective intéressante car, même si Shepard traite de situations plutôt contemporaines, cette extraction du milieu urbain et surpeuplé confère un relief et une intimité particuliers à ses personnages et une place récurrente aux animaux (étourneaux, chevaux, aigle, chats et perdrix interviennent dans ses récits parmi les voitures, les fast-foods, la télé ou le téléphone, induisant des rapports et des symboliques supplémentaires, souvent ignorés par la littérature actuelle). Une place centrale est notamment accordée à l’univers des courses des chevaux et à la passion sportive ou spéculative qui l’accompagne. Dans ces contextes, l’auteur invente des situations délicieusement caustiques : une jeune femme au volant discute avec l’urne contenant les cendres de sa mère sur le siège passager, un père de famille pris d’un délire macabre crache sa haine des étourneaux alors qu’il voulait juste montrer un de ses fusils à une invitée de sa femme.
Un des principaux aspects de l’approche littéraire de Sam Shepard, c’est la variété de personnages et de modes narratifs qu’il est capable d’utiliser avec talent et justesse. Enfants, jeunes et vieux couples, jeunes femmes ou grands-pères, toutes les classes d’âge et presque toutes les classes sociales sont convoquées, selon toutes les formes possibles : mise en abîme narrative traditionnelle du genre, narration subjective ou objective, dialogue, monologue ou messages sur un répondeur téléphonique. Cette variété des êtres saisis dans leur émotion, leur douleur, leur grâce ou leur absurdité situe Shepard comme un auteur radicalement anti-egotique, explorant l’autre dans toutes ses occurrences et, par delà l’humour noir et absurde qui se dégage de ses nouvelles, parvenant à jouer avec ses personnages selon une tendresse infinie. La valeur des nouvelles est bien sûr inégale, mais un recueil comme celui-ci justifie pleinement l’intérêt de ce genre injustement négligé de nos jours, par ses multiples et ludiques possibilités littéraires mais aussi par la richesse et la finesse uniques qu’il peut produire en termes de rapport aux êtres et au réel : lorsqu’une succession de flashs finit en kaléidoscope.
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