Il pourrait s’agir d’Henri Béraud, ou peut-être d’Abel Hermant, qui comme lui siège sous la Coupole ; on pense aussi à cette escouade d’écrivains emmenés en visite dans l’Allemagne nazie par Goebbels, en octobre 1941 : Chardonne, Drieu, Brasillach, Fernandez, Jouhandeau… Malicieusement, Romain Slocombe imagine d’ailleurs qu’il était lui aussi du voyage ! Lui, c’est Pierre-Jean Husson, héros imaginaire de ce roman en forme de missive écrite à un officier allemand en septembre 1942. Né en 1876, notable catholique, officier de la Légion d’honneur, combattant de la Grande guerre, romancier bourgeois, lauréat du Renaudot, membre de l’Académie française, Husson vit retiré dans sa demeure normande, d’où il contemple le monde et continue son oeuvre.
Pendant les années 1930, son fils Olivier, musicien brillant, a épousé en Allemagne une comédienne pleine de talent, Ilse. Paul-Jean Husson la trouve belle et désirable, presque trop pour son falot de fils. Mais il trouve aussi qu’elle a le nez un peu droit, et s’étonne que la fillette à qui elle donne naissance, Hermione, ait le teint si mat et les cheveux si noirs… Lorsqu’éclate la guerre, en 1939, Husson ne tient plus : il fait diligenter une enquête par un détective privé, et se voit confirmer qu’Ilse est juive. Que faire ? D’un côté, Husson est antisémite, il soutient le régime de Vichy et publie des articles violents contre les Juifs, hurlant contre la « lèpre juive » et le « cancer sémitique » ; de l’autre, il est attiré en secret par Ilse, voudrait la soustraire aux persécutions, et peut-être la posséder charnellement… « On éliminait les ferments nocifs de la vie publique, mais, par un étrange et cruel caprice du destin, c’était le contraire qui se produisait dans mon existence ». Captivant, ce roman-lettre (conformément au principe de la collection « Les affranchis » de l’éditeur) ne se contente pas de décrire avec finesse le cas de conscience d’un antisémite ordinaire dans ces années-là : c’est aussi un tableau du Paris littéraire dans les années 1930, et plus largement une peinture des premières années de guerre, avec l’exode (puissantes scènes de fuite vers le Sud, au milieu des foules paniquées) et l’Occupation.
Slocombe brouille les pistes entre fiction et réalité en mêlant les personnages réels aux personnages imaginés, ou en s’inspirant de documents authentiques comme le formulaire d’adhésion aux « Amis du Maréchal » reproduit en tête de livre… Mais au-delà de son aspect historique, Monsieur le Commandant est d’abord et avant tout une tragédie familiale et amoureuse aux ressorts quasi oedipiens, ceux de l’inceste et de l’adultère (Ilse que se disputent le père et son fils, Ilse qui tue la fille de Paul-Jean, Paul-Jean qui possède Ilse puis la dénonce, etc.). Un roman remarquable et passionnant, splendidement écrit, passé un peu inaperçu dans le tourbillon des parutions de l’automne. Se rattraper est possible.