Contrairement à l’habitude, qui veut que le critique n’apparaisse ailleurs que dans sa signature, je crois nécessaire de donner quelques indications sur le lecteur que j’ai été de ce livre. N’ayant de la culture et de la mythologie de l’Inde que les quelques très vagues notions que tout un chacun peut recueillir au hasard de lectures ou de films, tout en éprouvant pour elles une grande curiosité et une crainte non moins grande devant leur ampleur, j’ai ouvert le livre de Roberto Calasso avec l’espoir d’y trouver à la fois une voie d’accès à cet univers et un plaisir comparable à celui ressenti à la lecture de l’un de ses précédents ouvrages, Les Noces de Cadmos et Harmonie (Folio).
Le sentiment d’une double déception m’a rapidement gagné. Il demeure, le livre achevé, au terme d’une lecture difficile. La comparaison avec l’ouvrage précité s’impose d’autant plus que le propos et la structure du récit sont identiques : l’ambition de Calasso est à la fois narrative et explicative. Narrative en ce que les mythes, grecs ou indiens, sont racontés. Explicative en ce que l’auteur se détache du récit pour y jeter un éclairage historico-philosophique. Mais, à la différence des ouvrages de vulgarisation qui se contentent de relater les faits, les livres de Calasso s’attachent à conserver, et même à souligner, leur complexité, leur enchevêtrement, leurs ambiguïtés et leurs variations. L’originalité de ces ouvrages tient donc aux choix des mythes, aux liens tissés entre eux et aux réflexions qu’ils inspirent, en un mot à cette forme d’essai poétique qu’ils prennent lorsqu’ils sont réussis. Tel était le cas des Noces de Cadmos et Harmonie, où l’écrivain avait su entraîner le lecteur au cœur du mythe, son impressionnante érudition étant servie par un style recréant la magie de ces récits et leurs vertigineux enchaînements.
On ne peut malheureusement en dire autant de Ka. Peut-être est-ce faute de l’aborder avec la culture indienne appropriée, et je ne peux préjuger du goût qu’y pourrait prendre un lecteur mieux préparé. En revanche, le néophyte est rapidement débordé par une foule de dieux dont les rôles, actions et filiations demeurent aussi obscurs que les noms sont difficiles à retenir. Le récit, fractionné comme il l’était dans Les Noces…, dépourvu de tout élément chronologique -ou sur une durée mythique si vaste (les coïts, pour ne prendre que cet exemple, s’étendent sur des milliers d’éons) qu’elle n’offre aucun point de repère-, ne donne qu’exceptionnellement au lecteur l’espoir de parvenir à une compréhension même partielle de cette mythologie qui est aussi une religion. Cette double nature du sujet de Ka explique peut-être l’échec du projet de son auteur : dépassé par une somme immense de récits, couvrant une période historique de plusieurs dizaines de siècles, contenant la matière de plusieurs religions et d’autant de philosophies, Roberto Calasso semble n’avoir su effectuer les choix nécessaires pour dégager au moins un fil directeur qui aurait pu rendre le récit, à défaut d’être complet, envoûtant. Le style s’en ressent : la veine poétique qui laissait essoufflé et ravi le lecteur au terme d’un chapitre des Noces… est pratiquement absente de Ka, remplacée par des propositions extrêmement simples, purement descriptives. Dès lors, si l’on ne peut négliger l’intérêt de certaines pages, si certains concepts que l’on pressent fondamentaux apparaissent au fil du texte, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la finalité d’un tel ouvrage, à la fois trop complexe pour un non-spécialiste et incapable de rendre la saveur du récit mythique. Ni conte ni essai, alors que l’originalité des Noces… était d’être l’un et l’autre, Ka laisse le lecteur à une déception d’autant plus grande que certaines pages ont aiguisé sa curiosité. La comparaison entre les deux ouvrages souligne l’irréductibilité des mythologies à une structure unique : c’est probablement la force de celles-ci, et la raison pour laquelle Roberto Calasso a échoué à faire avec la mythologie indienne ce qu’il avait si bien réussi avec la mythologie grecque.