Pénétrante et mystérieuse histoire que celle d’Eben Adams, jeune artiste désemparé que ses tableaux du Cap Cod parviennent à peine à nourrir et qui, un soir, rencontre une fillette jouant à la marelle dans un parc. Ils se parlent, elle lui prend la main et lui chante sa comptine : « D’où je viens / Personne ne le sait / Où je vais / Tout s’en va. » Seul problème : elle est morte. Ou plutôt surgie d’un passé révolu, comme la matérialisation d’une image tirée d’un souvenir qui disparaît d’ailleurs bientôt et fascine notre peintre jusqu’à l’obsession : elle lui inspire un portrait qu’il vendra à un prix inespéré et lui redonne curieusement goût à une vie tout à coup plus généreuse. Jennie réapparaît régulièrement, insaisissable, poursuit ses discours d’une autre époque (« Elle dit aussi que le Kaiser est roi d’Allemagne… »), pose pour l’artiste et grandit à chaque visite, passant de la fillette à l’adolescente en quelques semaines : illuminations mystiques, ces rencontres étranges entre le peintre et son modèle passionnément (et réciproquement) désiré cèdent toujours à de longues périodes d’absence et de vide, métaphores subtiles de l’effroi du narrateur devant la solitude, le néant et le doute.
Splendide réflexion sur le temps, l’amour et le couple antinomique que forment l’éphémère et l’éternel, Le Portrait de Jennie, paru en 1940, est sans doute le plus célèbre récit de l’américain Robert Nathan, disparu à plus de 90 ans, en 1985, et auteur d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles. Sa fascination pour les théories physiques et philosophiques de l’espace-temps, sa lecture passionnée de Wells et de Bergson et son goût pour les horizons qu’ouvre à l’imaginaire l’idée des espaces parallèles se retrouvent dans cette fiction saisissante, au beau style classique et étonnamment atemporel. D’un argument simple (l’abolition du temps, pour -ou par- l’amour), Nathan tire une méditation romanesque d’une lumineuse beauté dont les surréalistes se firent d’ardents défenseurs. La profondeur des personnages secondaires (logeuse acariâtre, taximan cordial, aubergiste anxieux, galeristes généreux) et leur participation intime à l’itinéraire du narrateur vers la lumière renforcent encore la force du texte. Du cheminement du jeune peintre de la vénalité prosaïque vers le désir de pureté et d’absolu, thème classique mais fertile, il a d’ailleurs été fait une adaptation cinématographique en 1949 (signée William Dieterle) avec Jennifer Jones dans le rôle de Jennie. On pense évidemment aux contes fantastiques d’un Edgar Allan Poe, mais le préfacier de cette édition, Robin Cook, lance le lecteur sur d’autres voies en évoquant tour à tour Le Grand Meaulnes puis -surtout- William Blake, dont Robert Nathan, par la puissance de son univers et sa saisissante réflexion sur l’amour et l’infini, se rapproche sans doute effectivement à bien des égards. « If the doors of perception were cleansed, everything would appear to the man as it is : infinite. »