Belfast, ville ouverte, « une plage surélevée, un contrefort. Les autochtones disent qu’elle est sortie de l’eau comme une déesse, mais en vérité elle a été jetée à la mer et n’a point coulé. » C’est dans cette place sinistrée par plusieurs décennies d’une guerre civile rendue de plus en plus incompréhensible par sa violence vaine, stérile, que se rallient les protagonistes de Eureka street, roman foisonnant et portant le sceau d’une énergie vitale. Après avoir connu l’errance et l’ennui -cette peste qui ravage le siècle-, chacun d’eux trouvera l’infime réconfort nécessaire à ses conditions de survie, quelque chose qu’il ne cherchait pas véritablement mais qui résonnera dorénavant de manière intime dans son existence.
Il en est ainsi de Max, jeune femme ayant subi tous les outrages (père exécuté, débauches, etc.) et pour qui la fuite vers de nouveaux horizons constitue un temps le seul moyen d’en réchapper ; De Chuckie, protestant ayant un goût prononcé pour la boisson et un sens assez développé pour les affaires, en quête d’un eldorado. Comme tout irlandais qui se respecte, il le trouvera provisoirement en Amérique, avant de revenir sur sa terre natale, lassé de ce qu’il y a vu : car les villes, dans leur misère, finissent toutes par se ressembler. Quant à Jake, catholique, et parce que l’image que nous en avons ne traduit pas forcément la réalité, ami de Chuckie, il opérera quelques tentatives maladroites pour reconquérir la femme qu’il aime, en séduire d’autres, jouer les pères putatifs auprès d’un garçon vivant dans la rue et martyriser son chat, sans excès cependant.
Si une note mélancolique parcourt l’ensemble du roman, Robert McLiam Wilson n’oublie pas pour autant de faire naître de ces situations tragiques de grands éclats de rire. La scène dans laquelle Chuckie rencontre, dans un avion, un spéculateur américain dont il n’arrive pas à se défaire, en est un bel exemple (fin du chapitre 14). Au passage, l’auteur, qui écrit sans mollesse, en profite pour ridiculiser les politiques et les poètes ennuyeux. On sait de ces derniers qu’ils finissent généralement dans une académie de Stockholm en habit de cérémonie pour la remise d’un prix si convoité que la décence nous interdit de citer. A ce titre, l’évocation de Seamus Heaney (dans le livre Shague Ghintoss) n’est pas sans fondement.
On pourrait reprocher à l’auteur, hormis quelques pages écrites à la hâte, ses bons sentiments. Il n’en est rien. L’humanité que dispense cette œuvre par son souhait formulé d’une réconciliation des deux communautés et la simplicité du traitement (ce qui est bien souvent la marque des plus grands) lui tiennent lieu de passeport. Trop d’auteurs se sont persuadés qu’en employant des mots rares, ils gagneraient le Panthéon littéraire. Heureusement, ces recettes n’ont pas pris. En énonçant ses bons sentiments, Robert McLiam Wilson n’entache en rien la qualité de son œuvre. Son roman satirique est à mettre dans toutes les mains.