Voilà ce que nous dit le récit d’un « intime » du plus grand écrivain du XXe siècle: à peine pubère, Marcel Proust impressionnait déjà ses petits compagnons de jeu du quartier des Champs-Élysées ; ils admiraient tous sa délicate prodigalité, sa finesse d’esprit et ses dispositions précoces pour la poésie. Marcel Proust ne rechignait jamais à séduire également les mères de ses amis, qui elles ont su déceler très tôt les remarquables qualités de conversation de ce jeune garçon asthmatique, mais lumineux. Au lycée, Marcel Proust était entouré d’une brochette de camarades brillants, épris de lettres et bien habillés. Parmi les élèves de Condorcet, il y avait Daniel Halévy, Jacques Bizet et Robert Dreyfus, pour ne citer que les plus connus. C’est d’ailleurs dans cet état de transe littéraire collective que naquit notamment la mythique revue du Banquet ; revue dans laquelle le jeune Marcel Proust signa études critiques et nouvelles (dont l’immensément célèbre Violente ou la mondanité). Dès cette époque, Marcel Proust s’était senti refoulé par des amis manifestement inconstants, ingrats, voire moqueurs. Pour remédier à ce sentiment de rejet, Marcel Proust martyrisait ses amis à coups de gentillesse, de culpabilisation ou de victimisation (trois termes pour désigner une même technique de chantage affectif). Ainsi, dans une lamentation adressée à l’auteur de ces Souvenirs, il écrivait, à propos de ses tortionnaires : « ils étaient si gentils! ».
Peu avant la publication -plutôt confidentielle- des Plaisirs et des jours (et ensuite des travaux sur Ruskin), Marcel Proust s’était infiltré dans les cénacles mondains pour y récolter ses premiers succès de salons. Condamnées avec force railleries par des amis d’adolescence qui iront jusqu’à le caricaturer en public (Robert Dreyfus compris), ces fréquentations fourniront pourtant à Marcel Proust la matière de sa colossale Recherche. Le génie absolu de Marcel Proust va cependant véritablement éclater, du moins aux yeux des critiques, à l’occasion d’une série de Pastiches publiés dans le Figaro. Nous connaissons évidemment la suite : maladie chronique, Véronal, café au lait et acharnement à la tâche. Après un Goncourt largement mérité, Marcel Proust meurt épuisé par l’écriture de son œuvre.
Voilà ce que nous disent donc, et en substance, ces Souvenirs sur Marcel Proust écrits, nous dit-on, à la demande expresse de Robert Proust (frère de Marcel). Sans doute faudrait-il y ajouter quelques menus détails assez représentatifs de la personnalité exquise de Marcel Proust : gentillesse, sadisme, raffinement, susceptibilité et empathie. Autrement dit, quelques ingrédients du génie. Robert Dreyfus, qui se targue habilement de posséder quelques lettres flatteuses de l’illustre écrivain, regrette les nombreuses années où il ironisait sur son maniérisme excessif. Du vivant de Marcel Proust, il avait, comme beaucoup d’autres, peu mesuré l’étendue de ses talents. Au-delà d’une courte biographie que l’on consulte assez agréablement, ce livre est donc aussi un mélange de contrition révérencieuse (on a été si injuste avec le grand Marcel Proust) et de suffisance masquée (mais il nous a quand même écrit des lettres sympas).