Julian, c’est un peu le XIXe siècle à travers les âges. Ici, l’année 2172, après l’épuisement des réserves pétrolifères mondiales, qui plongèrent les civilisations d’abondance dans une nouvelle ère de pénurie. Plus d’essence, de gaz, ni d’eau, une agriculture extensive devenue impossible, un exode rural massif, des scènes d’émeutes urbaines entraînant la Chute des Villes, et la mise en place d’une néo-féodalité avec ses aristocrates, ses bailleurs, et sa populace ouvrière payée à la journée : voici l’état de l’Amérique du Nord au XXIIe siècle. A la régression sociale s’ajoute une régression intellectuelle et culturelle, depuis que le « Dominion », l’organe central des églises chrétiennes, exerce une censure farouche sur les livres du passé, n’autorisant que les auteurs dont elle approuve les oeuvres, quelques romans inoffensifs d’amour ou d’aventure du XIXe siècle, et des versions expurgées ou imagées de la Bible pour les masses illettrées.
Entre western, roman de guerre, et quête initiatique, Julian joue dans un registre auquel Robert Charles Wilson ne nous avait pas habitués. Depuis le succès de Spin, l’auteur est en effet, avant tout, une personnalité installée de la SF contemporaine. Si ce nouvel opus fort ambitieux (600 pages en très grand format) est effectivement un roman d’anticipation, il n’invoque aucun des arguments science-fictifs coutumiers de l’auteur – du type « l’Europe disparaît » (Darwinia), ou « la Terre est entourée d’une barrière temporelle » (Spin). Il ne fait qu’envisager un scénario fort probable (la diminution des ressources et le chaos social), pour se livrer à l’exercice qui sert de véritable prétexte au roman : écrire dans la langue de Mark Twain et Hawthorne, aux origines du roman américain.
Bienvenue, donc, dans l’Amérique des grands espaces et des locomotives qui font tchou-tchou, vue à travers les yeux d’Adam (le premier homme, ou l’ingénu) Hazard, paysan du Nord-est canadien, naïf et bigot à souhait, dont le meilleur ami n’est autre que Julian Comstock, neveu de l’actuel président des Etats-Unis, aristocrate intelligent et curieux, tenu à l’écart du pouvoir dans une province reculée par un oncle jaloux de son titre. Les deux amis fuient la conscription forcée, et partent à l’aventure dans un pays désolé et pauvre, déchiré par la guerre, la famine, et la bêtise. Plus que les gros yeux émerveillés d’Adam découvrant la guerre ou la ville de New York (sorte d’anti-Bardamu), c’est le développement de la personnalité de Julian qui est au coeur du roman. Elevé dans les hautes sphères, plus libérales et moins dogmatiques, il s’intéresse très tôt aux savoirs anciens, comme la théorie hérétique de l’Evolution. Discourant dès qu’il en a l’occasion (au front comme dans les tavernes) de ses idées originales, il obtient rapidement le surnom de « Julian l’Apostat », en écho à l’empereur du IVe siècle qui voulut mettre un frein aux disciples du Christ et restaurer le paganisme.
Un canevas excitant, pour un roman que l’on jugera en partie raté ou réussi, en fonction de ses attentes. Car s’il en faut pour tous les goûts, on n’en trouvera pas moins les épisodes guerriers (deux cinquièmes du livre !) un peu longuets. Au coeur d’un conflit pour les ressources opposant les Etats-Unis aux « Mitteleuropéens » dans la région canadienne du Labrador, Wilson fait preuve d’une précision entêtée pour livrer les détails d’un affrontement à mi-chemin entre la Guerre de Sécession et la boucherie de 14-18. On aurait préféré entendre Julian développer ses apostasies… Les quelques débats théologiques qui parsèment le récit sont de petits bijoux de rhétorique. Au final, c’est bien le style qui constitue l’intérêt principal du roman : dans ce monde de bigoterie et de censure, aucune circonvolution n’est assez complexe pour évoquer ce réel qui ne peut pas se dire, et c’est un plaisir de voir le narrateur se battre avec la langue pour présenter de façon convenable des phénomènes qu’il ne comprend pas (jamais il n’aperçoit, par exemple, que son ami Julian qui fréquente des « Esthètes » et n’a jamais eu de femme est homosexuel).
Trop long, donc, mais si fluide, si doux à l’oreille, que le problème du volume disparaît assez vite, pour faire place à un authentique plaisir littéraire. Patriotisme, sacrifice, dévotion… autant de valeurs désuètes qui font de Julian le roman inaugural d’un genre nouveau : la science-fiction passéiste.