Richard Powers est de retour avec un étrange roman sur les univers virtuels, un livre affligé d’un statisme chronique qui débouche pourtant, avec une sorte de grâce tardive, sur sa vraie nature : celle d’un objet entier, fouillé et quasi-hypnotique. Bien avant son National Book Award pour La Chambre aux échos (son dernier roman, paru en France l’année dernière), Richard Powers s’était taillé une place de choix dans la littérature américaine contemporaine. Powers appartient à ce groupe de romanciers qui ont clairement les moyens de leurs ambitions, s’emparent de leur sujet avec un impossible sérieux et en tirent des livres d’un formalisme et d’une intelligence rares. Publié en 2000 sous le titre Plowing the dark, le dernier venu de la collection Lot 49 est à ce jour son oeuvre la plus risquée. Il explore, à contrepied de toute logique et dans un style presque suranné, un sujet, la technologie, qui se prête assez peu au lyrisme dans un livre qui pourtant tente d’insuffler de la beauté à presque tout ce qu’il touche. L’entreprise peut surprendre et la lecture des cent premières pages est, à ce titre, déconcertante, pleine d’un vocabulaire de technopole un peu agaçant, ou de dialogues de nerds qui, par endroits, manquent foncièrement de naturel. Mais comme souvent chez cet auteur génial, le brio, l’acharnement, le sillon tracé, finissent par l’emporter sur les défauts d’un livre qui offre au lecteur une tentative décalée, inclassable, de décryptage d’une ambition mort-née, exécutée avec le désespoir des causes perdues d’avance.
Qui se souvient, en effet, combien la « réalité virtuelle » déchaînait les esprits il y a encore une décennie ? L’Ombre en fuite met en scène un groupe d’informaticiens engagés, sur la côte ouest des Etats-Unis, dans la course à la création de l’environnement virtuel ultime. Adie Klarpol, jeune artiste new-yorkaise, est engagée par TeraSys, une start-up de Seattle qui ambitionne de créer de toute pièce, en vase clos, un « univers immersif » aux possibilités sensorielles infinies, « la Caverne ». Frustrée par l’impasse de sa propre démarche artistique, Adie choisit de s’emmurer dans le travail pour dessiner le décor parfait d’un « poème grandeur nature dans lequel on pourra vivre ». En parallèle, et sans lien véritable avec l’histoire, Powers décrit (sur la base de véritables témoignages) le calvaire d’un Américain pris en otage par une milice libanaise, à Beyrouth dans les années 1980. Le mouvement recherché est clair : tandis que les uns bâtissent un « Graal » virtuel, le prisonnier, confronté aux privations, conçoit par l’esprit un monde imaginaire qui doit lui permettre de survivre à la captivité.
Le livre agit par contamination, effaçant la frontière communément acceptée entre réel et virtuel. « Tout paraissait d’une étonnante solidité, » remarque l’héroïne lors d’une de ses rares sorties dans la ville réelle de Seattle, « les couleurs possédaient une profondeur fantastique et la qualité du réalisme ne le cédait en rien à l’interaction. Quand le soleil (…) embrasait la ville en saturant ses contrastes, Adie saisissait l’intérêt du binaire ». Richard Powers ne se prononce pas sur la validité des recherches humaines, mais s’intéresse plutôt, comme il le confiait déjà lors de l’entretien qu’il nous accordait à la sortie du Temps où nous chantions, à la manière dont la technologie devient, à la manière d’une « prothèse physique l’extension du psychisme humain. » La manière dont Powers traite de ce sujet vertigineux est à la fois remarquable et déroutante. Outre une ou deux coquilles dans une traduction autrement remarquable (le délicieux contresens qui transforme le mot « silicium » – silicon en anglais – en « silicone») on est surtout frappé par l’absence de mouvement et d’intrigue dans un roman où l’être humain semble marginalisé par l’environnement qu’il s’est lui-même construit. Le charme du livre, au fond, est peut-être là : dans l’immobilisme d’un monde envisagé, conçu et vécu, nous dit Powers, sans l’interaction du dehors.