Pressenti comme une sorte de final à la trilogie corrézienne de Richard Millet (La Gloire des Pythre, L’Amour des trois soeurs Piale, Lauve le pur), Ma vie parmi les ombres tient aussi de l’épitaphe. Epitaphe des morts qui hantent le narrateur, épitaphe d’un monde fini (le Limousin et la France rurale), épitaphe de la langue (du patois comme du français), épitaphe d’une civilisation : la nôtre. Dans son appartement au sommet d’une tour de la place d’Italie, Pascal, un écrivain atteignant la cinquantaine, reclus dans l’obscurité et dans ses souvenirs, raconte à une jeune femme de 22 ans, Marina, depuis peu son amante, le monde de Siom dont elle aussi est issue. Il lui raconte son enfance et les femmes qui l’ont élevé, Marie, Louise et Jeanne, ses grandes-tantes et sa grand-mère, alors que sa mère Solange avait fui vers la ville sans jamais être capable ni de l’aimer, ni de lui révéler l’identité d’un père inconnu. Il lui raconte les mœurs révolues de la famille Bugeaud, la grandeur de ces femmes éteintes, leur résignation et leur noblesse. Il lui raconte la beauté et la richesse d’une langue qu’il a voulu servir, dont il a voulu témoigner en embrassant le métier d’écrivain, une langue en plein délitement, bientôt morte comme le patois de son enfance, remplacée par « une langue de Bas-Empire, livrée aux publicitaires, aux journalistes, aux démagogues, aux mauvais écrivains à présent plus nombreux que le sable du désert ».
Une épitaphe comme « Ci-gît le génie français », donc, mais ce génie peut justement gésir encore au long de ces centaines de pages aux phrases infinies, au vocabulaire riche et odorant. Car la phrase de Millet, à l’opposé de la phrase en vogue dans le roman contemporain (brève, efficace, évidente), est une phrase proustienne qui s’étend sur des dizaines de lignes en s’articulant sur toutes les possibilités de la syntaxe ; c’est une phrase qui songe, coupée de longues parenthèses, ouvrant sur des développements imprévus, prenant des chemins sinueux, peu pressée d’arriver au point qui la clôt, sachant que le but est dans le chemin lui-même, dans la phrase elle-même, dans son pèlerinage au sein de la Langue. Et le long de ces digressions, on goûte à ce qui, par ailleurs, a longtemps défini le génie français : l’analyse fine, précise et détaillée des sentiments et de la psyché humaine comme ont su le faire nos classiques, de Laclos à Montherlant en passant par Stendhal.
Cet hommage à un passé révolu ne va pas sans une condamnation globale de notre époque ; elle n’est pas tant polémique que simplement concomitante à la reconnaissance d’une grandeur disparue. Tout y passe : l’ »Egalité », la « Liberté » ou « l’obscénité grandissante d’un monde hérissé de droits » ; c’est à se demander comment il est possible que L’Humanité ait aimé ce livre pourtant radicalement réactionnaire. A croire que même l’orthodoxie marxiste est perdue… Un auteur réactionnaire, donc, mais dans le sens que Cioran a pu donner à cet adjectif dans son essai sur la question : un auteur qui s’autorise une cruelle lucidité sur ses contemporains puisqu’il est du côté des perdants et qu’il n’a plus personne à flatter ni à convaincre, quelqu’un à qui il ne reste que la maîtrise brillante et aristocratique de sa langue pour se venger du cours du temps. Quelqu’un qui semble vouloir nous offrir cette œuvre nimbée de nuit et ivre de nostalgie comme un ultime éclat.