Le nouveau roman de Richard Millet traite, comme son titre le laisse pressentir, d’un sujet délicat : la cruelle injustice naturelle qui fait naître certains (et certaines) avec un physique qui est une disgrâce. Surtout, il mène cette injustice à ces conséquences les plus fatales dans l’ordre de l’existence, du désir, du rapport à soi et du rapport à l’autre. Blessure initiale et indélébile, c’est le regard de sa mère qui apprend au narrateur, à huit ans, l’infirmité esthétique qui finira par le définir exclusivement à ses yeux. Sa laideur deviendra, puisque son châtiment, presque son sacerdoce. Elevé dans un univers exclusivement féminin, son père ayant déserté sa famille, et moins par sa mère que par sa soeur qui, elle-même dénuée de beauté, se fera pour sa part vierge vouée à la Langue française, le narrateur nourrit le désir d’être écrivain avant de ravaler ce désir comme il ravale ceux qui sont d’ordre charnels : il se contente finalement d’être le rédacteur en chef d’un journal conservateur, moins par idéologie que par opportunisme. Ce sont les prostituées qui l’initieront à la chair avant que, une fois installé à Paris, il ne se tourne vers les « femmes laides ». Pas tant par goût, d’ailleurs, comme le laisserait croire le titre, que par punition, ou du moins souci d’équivalence. Laid, il se croit impropre à étreindre toute beauté ; sa laideur, plus qu’un handicap physique, amoureux ou social, est vécue comme une malédiction totale, le clouant à lui-même, le rendant inapte à toute vraie vie amoureuse, une vie dont il se sent indigne, comme il se sent indigne d’enfanter. Sa laideur est son obsession, le prisme à travers lequel il entrevoit toute chose et tout rapport, l’axiome à partir duquel il élabore toutes ses théories. C’est l’anti-Quasimodo : rien ne viendra le transfigurer, rien ne le sortira de lui-même, rien ne le détournera de son image, laquelle l’hypnotise dans un « narcissisme inversé ».
On retrouve dans ce roman l’univers de Richard Millet : Siom et ses différentes figures, le patois et le Français classique, la nostalgie et le dégoût de l’époque. On retrouve sa voix unique, dense, précise, profonde, envoûtante, ses belles arborescences syntaxiques qui créent un rythme de murmure et d’ensorcellement, le tout ponctué par d’imparables aphorismes qui sont des pointes aiguës d’amertume. On est cependant moins dans un vaste songe que dans un exposé très méthodique, chronologique et obsessionnel, entièrement axé par cette focalisation sur la laideur. On comprend la démarche de Millet, sa provocation : dans une époque où la langue est ravagée par l’euphémisme et le politiquement correct, il crée un personnage qui non seulement n’atténue pas l’inégalité esthétique dont il est victime, mais la scrute, l’inspecte, la dévoile dans toute sa crudité et sa souffrance, livrant par là même de magnifiques descriptions de laideur physique oscillant entre burlesque et baroque. Il ne contourne pas le problème par l’argument de la beauté intérieure ou de la subjectivité aimante : son narrateur s’obstine dans une lucidité cruelle qui n’épargne personne, s’acharnant en premier lieu sur lui-même. En même temps, cette dichotomie systématique finit par réduire la portée du livre, enfermant le lecteur dans cette idée fixe du narrateur et n’autorisant aucune brèche, aucun élargissement, aucune ambiguïté, aucun paradoxe réel. C’est l’ennui du livre : les effets de la langue riche, foisonnante et subtile de Millet sont assourdis par le concept. La rumination finit par être stérile, même portée par une langue aussi féconde. Si Le Goût des femmes laides reste tout de même un assez bon roman, il n’est qu’un petit livre d’un grand auteur.