Recueil-rafale d’un écrivain en guerre, L’Opprobre a été écrit à partir des réactions violentes qui ont accueilli la parution de son précédent livre, Désenchantement de la Littérature, en septembre 2007. On s’en souvient, Millet avait alors eu droit, à travers la méthode éprouvée des citations choisies agrémentées d’insinuations et d’optiques réductrices, à un procès stalinoïde mené par le Parti Unique de la Bien-Pensance. Si la raison du livre est donc sans aucun doute polémique et si, sous cet aspect-là des choses, on peut reconnaître à Richard Millet la noblesse et l’élégance d’en remettre une couche sur à peu près tous les sujets qu’on lui avait reprochés, il serait cependant fallacieux de résumer sa portée à cela. Parce que quoi qu’il fasse, Millet demeure avant tout préoccupé de Littérature. Cette suite de fragments, qu’on imagine d’abord amoncelés comme les moyens d’un exorcisme, finit bien par constituer un véritable livre, un livre très particulier sans doute, mais dont la motivation contingente n’empêche pas qu’on l’inscrive comme une pièce à part entière dans l’oeuvre ; et même un livre tout aussi original que pertinent, un livre « schmittien », si l’on ose dire, qui se constitue par rapport à la figure de l’ennemi, qui définit l’ennemi et s’en sert comme pivot.
Tout au long du texte donc, Millet établit, au gré de rondes d’observation, ce qui n’est pas tant une réponse à l’ennemi en question qu’une posture à adopter. Ou plutôt, le terme « posture », par ce qu’il peut sous-entendre d’artificiel, étant inadéquat, une « position », au sens militaire du mot. Millet définit une position, donc, et cette position tient à ce qu’il nomme (non sans provocation) un « apartheid mental ». Littéralement, il s’agit d’évoluer selon un « développement séparé » d’avec un Système régi par l’ennemi. L’écrivain dresse ainsi un mur symbolique infranchissable, y ouvre des meurtrières, et tire. Et il vise presque toutes les icônes de l’idéologie post-démocratique en place. Sauf que lui-même ne se situe jamais sur le plan de l’idéologie : sa position demeure inscrite dans la Littérature ; au slogan, Millet rétorque par le déploiement de la langue (humiliant d’ailleurs ses « ennemis » par l’écrasante supériorité de son style) ; ses phrases creusent l’ombre, le non-dit, le tabou, nullement « militant ». Il fait simplement un travail d’écrivain, en somme. On le dira « infréquentable » peut-être, et il l’est sans doute, de la même manière que le sont encore aujourd’hui Baudelaire ou Flaubert, si l’on veut bien les prendre au sérieux lorsqu’ils diagnostiquent la bêtise officielle de leur temps. Et si l’on avance que Millet cherche à l’être, infréquentable, il faut admettre qu’il s’y prend magnifiquement : « On me dit provocateur. Je ne cherche que la gloire et l’opprobre. Je suis en guerre ».