Conteur extraordinaire, plaisantin formidable, Raymond Federman est un romancier d’une émouvante gravité, dont l’oeuvre est toute entière structurée autour du noyau dur d’une expérience de vie qui, à elle seule, mériterait d’être racontée des dizaines de fois – projet qui, par ailleurs, est l’une des lignes de fuite de son oeuvre. « Tout ce qui s’écrit / est fictif », lit-on en exergue de La Fourrure de ma tante Rachel. Cette citation de Mallarmé est nécessaire pour comprendre la méthode de cet écrivain-résident d’outre-Atlantique (Ferderman, 81 ans, est l’auteur d’un doctorat sur Samuel Beckett et a longtemps enseigné à l’université de Buffalo, dont il est aujourd’hui professeur émérite). Sa capacité au tragicomique et son extraordinaire aptitude à se dédoubler sans que l’écriture ne se désincarne pour autant figurent parmi les qualités révélées par deux livres publiés cette année et qui se situent à deux extrêmes du spectre de l’oeuvre.
Les Carcasses, dernier en date (sélectionné pour le Prix Wepler de cet automne), est une proposition absurde. Soient des « carcasses », dépouilles de la vie terrestre, quelque part dans un système parallèle de gestion ultra organisé de l’Au-delà. Ces dépouilles d’êtres vivants en attente de « transmutation » dans le présent, le passé ou l’avenir sont plus ou moins soumises à la loi des rotations hasardeuses : Hélène de Troie transmutée « en Ingrid Bergman lors de sa 5 654e mutation », Léonard de Vinci « en parachute lors de sa dernière mutation » et Darwin « en perche du Nil lors de sa 67e mutation ». Parallèlement, la révolte syndicale gronde dans la « zone des carcasses » (sorte de purgatoire bordélique où les misérables dépouilles « s’empilent » et « se frottent de manière douteuse ») depuis que l’une d’entre elle a été « transmutée en dinosaure dans le passé à une période inadéquate ». Les Carcasses, ou le court bréviaire d’un fantasme – certes imparfait et plutôt pathétique – d’un au-delà possible… Par son écriture partagée entre l’espièglerie et le plus grand sérieux, Raymond Federman ne se livre à rien d’autre qu’à un exercice d’exorcisme, dirigé contre l’horreur qu’il y a « à ressentir la douleur de la peur chaque fois qu’on revient à la vie – la peur de mourir ».
Mais c’est sans doute avec La Fourrure de ma tante Rachel que les lecteurs découvriront la vraie dimension de ce romancier bien trop méconnu par chez nous – l’introduction parfaite à un oeuvre bilingue et furieusement postmoderne. Roman construit autour de la rencontre fortuite entre un bavard (Raymond) et un homme dont la seule fonction est de l’écouter (Ferderman), La Fourrure de ma tante Rachel est l’histoire de Raymond, écrivain new-yorkais sans le sou qui à l’occasion d’un passage en France où il est né, vide son sac en dénonçant les horreurs commises dans ce pays – plus spécifiquement, la traque des Juifs à laquelle Français et Allemands se sont livrés avec une belle âpreté pendant les années d’occupation. Accessoirement, Raymond est en train d’écrire « un roman de nouilles » qu’il aimerait bien présenter à un éditeur parisien (le rendez-vous avec le sous-fifre de l’édition donne lieu à l’une des scènes les plus hilarantes du livre). « Quand un musicien de jazz improvise un solo (…) on dit qu’il est en train de faire du noodling, parce que tu vois to noodle ça veut dire faire de l’improvisation, eh bien moi dans le roman de nouilles j’improvise à partir de ma vie, donc écoute moi bien, si tu transposes symboliquement ce que fait le musicien de jazz à ce que fait l’écrivain comme moi qui travaille dans l’association libre en dehors des règles, eh bien lui aussi l’écrivain il fait du noodling, du noodling verbal bien sûr, ou mieux encore il fait du noodling-doodling… ».
Tout dans les tribulations de Raymond dans ce pays honni qu’il ne cesse de comparer, de manière souvent défavorable, aux Etats-Unis, est prétexte à l’expression d’une colère aussi rugissante que drolatique : contre une famille qui, en 1942, laisse en plan Raymond et les siens pour se réfugier en zone libre ; contre la France en général, cet « endroit du monde où l’humanité a atteint son niveau intellectuel le plus élevé, et où l’on peut voir les formes les plus élevées de la souffrance ». Raymond galère depuis des années dans le Bronx new-yorkais et s’exprime avec le ton de ceux que l’expérience placent définitivement du côté de la vie : il raconte ainsi comment, jeune, il échappa au camp en devenant l’esclave de « péquenots » dans le Lot-et-Garonne, avant de rentrer à Paris, où sa famille, qui le croyait mort, l’accueillit comme un paria… L’exception dans ce tableau lamentable de la France lâche et perverse de l’immédiat après-guerre est « la tante Rachel » : femme classieuse, belle et aventurière, véritable chair à fiction narrative, visuelle, érotique de ce grand roman aux accents céliniens : « C’était comme le grand amour spontané, le coup de foudre quoi, sauf que c’était ma tante, donc j’ai un peu honte de te le dire mais moi là sur le trottoir avec le manteau de fourrure de ma tante du Sénégal dans les bras et ma tante dedans, je me suis souvenu de mes rêves de petit garçon et des poils noirs de la chatte de ma tante Rachel, et tout à coup j’ai senti que je bandais un peu dans mon pantalon, là sur le trottoir… ».