Le troisième livre de Raymond Bozier est un livre violent. Pas d’une violence spectacle ou objet, qu’on étalerait grassement sous le nez du chaland en croisant les doigts pour qu’il s’arrête, attiré par l’odeur faisandée. Mais d’une violence active, d’une violence principe actif même, puissance au sens de Spinoza, et à qui il donne la parole pendant les deux premiers tiers de son texte avant de la reprendre plus directement dans le dernier.
Cette puissance c’est la mort, la destruction surexcitée, l’annihilation fébrile du vivant par guerres, par sexes, ou par les deux. En un parcours alphabétique de 26 étapes reprenant toutes celles de la guerre, Abattoirs 26 définit le devenir humain comme une corporéité en laquelle Vie et Mort, Eros et Thanatos se rejoindraient en une même tendance fondamentale à la consommation. D’Holocauste en Hiroshima, de crématoires en souffle atomique, de tranchées en cadavres ouverts, on saisit bien vite, à lire Bozier, comment ce « dieu tout-puissant de [nos] abattoirs », cette Mort agissante, activiste même, n’est en fait que le comble d’une matière-substance qui s’auto-consomme, d’un principe immanent de consommation de soi par soi, tautologique et impérieux. Car sur les champs de bataille, les corps explosent, sont démembrés, les têtes roulent, mais les troncs, les sexes, isolés, fonctionnent toujours, on peut s’y emboîter. La plasticité fondamentale du monde naît ainsi d’une dialectique démembrement/réincarnation dont l’autre nom est chaos, la question de l’œuvre devenant du coup : comment la mort, comment le mourir, plutôt qu’être ce qui sépare de la vie, son contraire transcendant, en serait une extension, une intensification ? Comment l’humain serait-il ainsi une animalité jouisseuse de mort, une suprême matérialité justifiant qu’on parle de la chair d’un mourir, comme de sa sexualité ? Dans cette vision, c’est tous les champs de bataille, passés et contemporains, qui se voient d’un coup redéfinis en supermarchés sexuels et charnels pour animaux délirants. « Faire la guerre à la matière », « le corps orgasme de matière » : la mort et la vie, la guerre et la paix, tuer et baiser font finalement partie de la même physicalité fondamentale. Anime ainsi ce texte, peut-être à son insu, un matérialisme radical, à l’encontre de toute téléologie phénoménologique habituellement à l’œuvre dans la plupart des textes traitant l’existence comme incarnation. On pense à L’Enfer de Dante, au principe du Malin, à celui qui divise pour mieux révéler l’unicité comme consommation. On pense à Georges Bataille comme à la peinture de Jérôme Bosch : frénésie destructrice, bacchanale ayant tourné trash. On pense à Nietzsche, Deleuze, et Goytisolo enfin, devant cette destruction, cette éradication comme premier mouvement d’un changement à venir, ou encore aux figurines en plastique difformes des frères Chapman : « j’aime baiser votre espèce, la violer, l’enculer, l’inséminer pour qu’elle produise de nouveaux monstres. » Mais l’on demeure frappé par la puissance et la lucidité du texte : et si cette violence s’était affranchie de son rôle dialectique de préparation du nouveau, de son rôle d' »avant », pour s’instituer comme perpétuel et souverain « maintenant » (« L’assassin nous ressemble, tient à la vie, empeste l’humain ») ? Serait-ce ça l’annonce funeste de la poésie de Bozier : promouvoir l’échec de la civilisation et l’assomption du pur instinct, souhaiter « la fin des toreros pour que commence enfin le règne de la bête », en un nietzschéisme hardcore accentuant l’orgiaque dans le démoniaque, le chaos en perpétuité ? C’est lorsqu’il montre une telle universalité de ce devenir via les corps (« Je vous parle (…) le tremblement est en moi (…) la bestialité est en moi ») que la voix de Bozier porte le plus. Exposé en une ironie glacée qui écarquille les yeux du lecteur tellement elle va à l’essentiel, le manifeste anti-porcs militaristes que comporte le texte n’en est que plus percutant, informé qu’il est de la difficulté du chemin à parcourir.
Stylistiquement, le fait que cette poésie de la guerre soit aussi une poésie des corps devient logiquement le plus signifiant, car de cette violence d’une langue-impact, d’une langue-collision aux répétitions maîtrisées, aux dérèglements syntaxiques contrôlés, au rythme à la fois explosif et saccadé, surgit la paranoïa d’une chair faite guerre: « Carapine à répétition, crachoteuse, escopette, salopette boomerang, mote railleuse, décharge spermatique, vaginite/joli pieux, grosse artillerie, casse-tête casse-pipe casse-queue casse couilles. Détonateurs… » De cette lecture difficile et risquée, on ne sort pas abattu mais mal à l’aise, pris d’une « ingurgidégestation » de violence comme qui dirait ; mais aussi plus au courant du lot humain dont « nul ne connaît tous les cauchemars, toutes les folies futures ».