Le Consul est un de ces ouvrages dont encore quelques rares maisons d’édition ont le secret, qu’on dirait seulement conçus en vue du bonheur des sens et de l’intelligence. Une petite merveille, une exception, un cas particulier. Sous une couverture souple et dorée, Ralph Rumney se montre tel quel, comme un être au-dessous du volcan, passionnant et innombrable, c’est-à-dire « dandy », épithète dont il dit ignorer le sens. L’entretien avec Gérard Berréby (et Giulio Minghini et Chantal Osterreicher) vagabonde au fil des souvenirs du temps jadis, pas si éloigné que cela, où les situationnistes avaient cru bon de fonder une Internationale pour le seul motif d’en découdre avec le mensonge et l’infamie d’un mauvais siècle fourvoyé en esprit, en âme et en volonté. Un désastre était annoncé, et ce qui restait de forces vives dans le domaine des arts, de la science et de la pensée voulut se rassembler, de manière plutôt clandestine, afin d’apporter une contribution sensible à l’œuvre de nuire à la déraison d’une époque où l’homme consentait, comme jamais il n’avait eu la bassesse de le faire, aux pires trahisons de lui-même et de ses semblables. La critique sociale n’est rien de plus qu’une affaire de discernement. Elle a engendré les Arts, la Science et la Philosophie, et sut reconnaître aux Anciens qu’ils étaient des géants sur les épaules desquels se hissaient quelques nains pour voir mieux, et plus loin. Le plus étonnant est que l’Histoire n’a jamais démenti. Mais le plus embarrassant est que l’on ne parle pas de la même chose. D’où la nécessité clandestine de ce mouvement philosophique et artistique qui pâtit d’une double mystification : la mise en culte (« C’est dommage » dit Rumney) et la récupération marchande.
Ralph Rumney est peintre. Anglais, né à Newcastle en 1934, d’un père mineur de fond qui deviendra pasteur et d’une mère infirmière en chef, il propose l’idée de remplacer les punitions corporelles de l’éducation anglaise par des piqûres d’adrénaline qui « apprennent aux souris comment traverser un labyrinthe ». Ses professeurs le jugeaient perturbateur, mais plutôt intelligent. A l’âge de 14 ans il fugue pour Paris, où il découvre Saint-Germain-des-Prés et le square du Vert-Galant pour dormir. Quelques années plus tard il reviendra à Paris et rencontrera les Lettristes au même lieu de Saint-Germain-des-Prés « où s’entretenait un culte de la pensée et de la boisson ». La fille de Peggy Guggenheim deviendra sa femme, ce qui lui vaudra une haine à mort de la belle-mère qui l’accusera d’être directement responsable du suicide de sa fille quelques années plus tard. Il rencontrera, menant toujours une existence sur le fil du rasoir et au bord du gouffre, d’innombrables personnalités : Bataille, Cocteau, Klossowski, Stravinski, John Cage, Yves Klein… Extrême richesse intellectuelle, côtoyant parfois une extrême pauvreté matérielle, la vie ainsi faite de hauts et de bas pour le pire et le meilleur. Addiction alcoolique : « En fait, ceux que j’ai connus étaient tous des buveurs ou des drogués. » Et : « Je ne fais pas l’apologie de tout cela. » Du tonnerre, de la poudre, de l’énergie à l’état brut, de la haute tension, le parcours héroïque de tous les filigranes mentaux, et tout en restant soi-même. Quelques véritables amis, comme Alen Ansen, un « hyper beat » grâce auquel il fréquentera les anges américains Burroughs, Corso, Ginsberg, tout droit débarqués de Tanger pour hanter un temps les traces du Paris de François Villon. Enfin vint l’Internationale Situationniste, fondée à Cosio d’Arroscia : « Nous sommes restés saouls pendant une semaine. C’est ainsi que l’I.S. a été créée. » Le fameux Comité Psychogéographique de Londres, présent lors de cette première conférence ? « Rien, c’était moi. J’avais dit : bon, je suis le Comité psychogéographique de Londres. C’était une invention comme ça, un mirage. » C’est le Guide psychogéographique de Venise qui sera le motif de son exclusion, pour cause d’un petit retard sur le planning, de l’avis de Debord, annoncée dès le numéro 1 de l’I.S. (« Venise a vaincu Ralph Rumney » – « exclusion polie et gentille » de l’avis de l’intéressé.).
Cet ouvrage est indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’I.S., mouvement qui a été la proie de tous les « branchés » contemporains pour l’excellente raison qu’il est le seul dernier mouvement radical dans l’histoire de l’art et de la pensée. Aucune biographie n’a jamais été à la hauteur du principal responsable Debord (exception faite de l’honnête travail d’Anselm Jappe), car il tenait à préserver une impérative distance à l’égard d’un contexte dont il a voulu être le critique systématique. Il est né, il a vécu, il a eu des amis et il est mort. Restent quelques amis. Ralph Rumney fut l’un d’eux ; il s’entretient ici de sa vie, de ses amours et de ses passions avec des interlocuteurs qui ne sont pas des imbéciles. La réussite est totale.