Pourquoi certains faits divers prennent-ils une ampleur nationale ? Par quels mécanismes un drame bête, hasardeux et tragique comme tous les drames, est-il élevé en symbole, utilisé à des fins idéologiques ou politiques ? C’est à ce genre de questions que répond le nouveau roman d’Antoine Chainas, et, en pleine affaire du bijoutier de Nice, c’est assez savoureux. Car le constat que fait « Pur » est clair, quoique très sombre : un fait divers n’a aucune existence tant qu’il n’est pas scénarisé par la machine médiatique, qui en fait un « symptôme » à traiter sur-le-champ, à coup de décrets, de démonstrations de force, et de… réélections. Lorchestration du chaos, nous dit le roman, bénéficie toujours aux mêmes, qui prospèrent sur la peur et les tensions inter-communautaires, et ne savent rien tant que transformer une détresse réelle en opportunité électorale. « Pur » recense ainsi toutes les couches d’impuretés qui se déposent sur la souffrance et l’impuissance humaines, pour faire de ce noyau irrationnel et nu un projectile capable de faire voler en éclat les barrières du bon sens, et enclencher à satiété des cycles de violence, sur fond de déchaînement des opinions et de paranoïa générale.
« Pur » rend tangible cet éloignement cynique des élites en versant dans la (légère) anticipation : dans la France prochaine, les plus riches vivront en autarcie dans des résidences surveillées, tandis que l’extérieur fera face à une pauvreté et une délinquance endémiques. Rien de follement original dans cette petite touche dystopique, mais Chainas-le-roi-du-polar-tordu (on l’a longtemps surnommé le « Palahniuk français ») maîtrise son sujet, et emprunte à J.G. Ballard autant qu’à l’anthropologie de Foucault les ingrédients de sa nouvelle recette… Surveillance, règlements, et directives irriguent ce monde panoptique asservi aux prévisions et aux fiches signalétiques, cet enfer sécuritaire capable de pousser à bout les natures les plus pacifiques, et où l’organisation même de l’espace semble inspirer des envies de meurtres. Un monde obsédé par la norme, dans lequel un capitaine de PJ obèse et trop poli fait figure de seul organisme sain.
Il y a d’abord un accident de la route, donc, que l’on soupçonne vite relever du crime racial. Et puis il y a la vengeance instrumentalisée des survivants, devenus malgré eux les représentants d’une société au bord du chaos. Car toute l’expérience de lecture d’un Chainas est là, depuis « Versus », dans cette contagion collective de l’hystérie, lente mais sûre, dans cette montée constante du niveau de stress, jusqu’au point de rupture. Dans « Pur », tout le monde est à bout : les flics qui travaillent trop avec trop peu de moyens, et pour trop peu de résultats, les pauvres qui sont trop pauvres, les riches qui ont la trouille, les Blancs qui détestent les Arabes et inversement, et tous attendent la crise de nerf définitive qui libérera la sauvagerie trop longtemps contenue. Et chaque geste, chaque dialogue, d’être investis d’une tension insupportable, comme si c’étaient les derniers. Quand plus rien ne semble vivable, seul un déluge de violence semble salutaire, aussi injuste soit-il. Comme Le Bloc de Jérôme Leroy il y a deux ans (même collection), « Pur » n’est ni une apologie du racisme ni une vision complaisante du sécuritarisme : c’est une peinture au vitriol d’une société qui rend fou, bête et méchant. Une lecture qui fait beaucoup de bien, donc.