Encore une enquête sur le nazisme ? Certes. Mais dans notre époque où la reductio ad hitlerum fonctionne à plein régime, est-il vraiment inutile de proposer de nouveaux outils pour tenter de saisir et ramener dans le champ de la pensée le phénomène politique le plus sidérant de l’Histoire récente ? Certainement pas, d’autant que Frédéric Rouvillois le fait au travers d’un prisme inédit et particulièrement pertinent : en prenant à contre-pied l’espèce de mythologie du mal aux origines presque transcendantes, démoniaques, inouïes, qui prévaut généralement quand on évoque Hitler, il reconstitue l’épopée nazie en l’intégrant dans une longue tradition européenne, intellectuelle mais aussi fantasmatique, celle de l’utopie.
Logomachie
Bien sûr, au premier abord, une telle proposition a tout pour heurter le lecteur, bien qu’elle rende intelligibles un grand nombre d’éléments du nazisme a priori obscurs et irrationnels. Elle heurte avant tout parce que l’utopie a bonne presse, spécialement en France. Pour nous, un utopiste, c’est gentil. Du reste, tout notre histoire et tous nos mythes nous font rechigner devant une telle approche : la Révolution française, dont le moteur est utopique, demeure le mythe fondateur de la République. Un mythe nécessaire, sans doute, mais qui pousse du coup à atténuer, voire à ignorer, la dimension criminelle de la Révolution : La Terreur, l’extermination des Vendéens, les projets de refondation du monde grandioses et burlesques à côté desquels l’embastillement monarchique ressemblait à une tendre et anodine remontrance, etc. Et pourtant, Rouvillois le démontre : la logomachie d’un Robespierre ou d’un Saint-Just, sur de nombreux plans, n’est-elle pas exactement de la même veine que celle des idéologues du Troisième Reich, à la nuance près que Robespierre avait davantage de style ? Bref, l’auteur met en lumière la dimension foncièrement utopique du nazisme, qui selon lui le caractérise plus que n’importe quelle autre.
Du rêve au programme
Aveuglés par l’abomination des conséquences, nous refusons donc de voir ce qui, dans le nazisme, a pu mobiliser les masses allemandes en tant qu’espérance positive, et qui se trouve être justement la raison de son succès, de son échec et de sa démence explosive. Une espérance radicale qui impliquera la radicalité des moyens, portée par un millénarisme mystique et séculaire visant une sortie de l’Histoire comparable à celle qu’attendirent les Communistes et qui aurait dû donner lieu à un monde parfaitement unifié, ordonné, transparent, prospère, à jamais pacifié, sous domination allemande. Dans cette optique, Berlin, rebaptisée « Germania », aurait été la capitale du monde ; un dôme monumental, en son centre, aurait porté l’aigle germanique tenant le globe terrestre en ses serres… Vision de SF kitsch, évidemment, mais ce genre de littérature a proliféré dans les années 1930 et a eu une influence non négligeable sur l’atmosphère mentale qui a conféré à Hitler une aura messianique.
Tradition européenne
Or, ces rêves de cité idéale absolue ont une longue généalogie dans la tradition philosophique européenne. Platon, bien sûr, privilégié par les Nazis qui évincèrent Aristote (mais Platon n’avait pas l’ambition de réaliser sa République) ; ensuite, bien sûr, Thomas More, qui forge le terme d’utopie au XVIe siècle, et Campanella, au XVIIe, qui, dans La Cité du soleil, imagine déjà de diriger la reproduction humaine selon des critères d’élevages animaliers… Ces rêves de sociétés parfaites, statiques, ultra rationalisées, où chaque citoyen trouve sa place comme un rouage, vont se muer en terrifiant programme à travers le système national-socialiste. Celui-ci, nourri de darwinisme, doué de la science et de la technique modernes ainsi que des pleins pouvoirs, se trouve en mesure de mettre en œuvre ce programme, avec l’optimisation du capital génétique de la race par une rationalisation sélective de la reproduction humaine en guise d’aspect le plus délirant ; mais, comme le montre Rouvillois, il a bel et bien moins à voir avec un racisme archaïque qu’avec les fantasmes d’une utopie pseudo-scientifique.
L’optimisme nazi
L’essai éclaire ainsi des dimensions du phénomène qu’on connaît peu. Le nazisme balnéaire, par exemple, qui n’eut guère de prospérité en raison de la guerre, mais qui donna lieu à la construction d’immenses barres de logements au bord de la Baltique, sur l’île de Rügen, pour accueillir 20000 estivants aryens encouragés à profiter de la plage, du bon air marin et des joies communautaires. Elles ne reçurent en définitive que des blessés revenus du front… De même, le nazisme anti-tabac, qui promulgua les premières interdictions de ce vice dans les lieux publics. Et même le nazisme végétarien… En somme, tout un volontarisme hygiéniste, optimiste, communautaire, égalitariste (du moins au sein du peuple allemand, considéré comme « sain »), généralement oubliés derrière l’horreur aveuglante du régime, et qui en fut pourtant le ressort initial. Si le nazisme s’est révélé l’ennemi de l’humanité, encore faut-il, comme l’affirmait Sun Tzu, « entrer dans les raisons de l’ennemi », à savoir faire le bonheur de l’humanité. Ce n’est pas par cruauté revendiquée que le régime hitlérien pratiqua l’eugénisme, l’euthanasie ou l’avortement obligatoire, mais bien dans l’ambition pseudo-philanthropique de soulager ses victimes, les pires crimes entrant toujours dans cette logique.
Déni de réel
Ainsi, ce qu’il y a eu de plus fondamentalement pervers, au sens psychiatrique, dans les crimes nazis, ressortit moins de leur violence directe que du déni de réel, complément fatal du délire utopique. Déni de l’humanité des victimes, déni, même, de leur statut de victimes. D’où l’abandon de la Shoah par balles, le meurtre de masse dépersonnalisé ou l’utilisation des Sonderkommando (ces Juifs obligés de transporter les cadavres vers les crématoires, ainsi placés dans la situation des bourreaux que le fonctionnement global avait, en ce qui les concerne, déresponsabilisés). Déni de réel rendu également possible par la scansion permanente du monde idéal promis, légitimant tous les sacrifices possibles. En mettant en relief ces aspects du nazisme, Rouvillois nous amène à réfléchir aux problématiques typiquement modernes qui s’y sont jouées et qui restent les nôtres : la place de l’État-technicien, l’homme appréhendé comme matériel à optimiser, l’hygiénisme pour tous, les dérives scientistes, l’idéal abstrait destructeur. Pascal avait déjà tout résumé dans son célèbre : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Mais dans notre époque où on brandit sans cesse, à tort et à travers, la menace du retour de la bête, il faudrait comprendre que si, en effet, ce retour est possible, elle se présentera à coup sûr sous des oripeaux angéliques, et que notre vigilance ferait mieux d’être orientée non pas sur des brutes marginales tatouées de runes nordiques mais vers le technocrate ou le rhéteur féru d’égalité et de justice, à la pointe des techno-sciences, désireux de faire notre bonheur à n’importe quel prix.
Crime et Utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, de Frédéric Rouvillois (Flammarion).