Combien de temps l’homme moderne passe-t-il chaque jour dans sa voiture, du moins quand il habite en province ? N’est-ce pas là qu’il se sent le mieux, protégé, mobile, libre, solitaire ? La voiture en marche n’est-elle pas par ailleurs un endroit formidablement riche pour les sens, avec les bruits de roulement, les cahots, le grain du cuir sur le volant, les odeurs ? On ignore si c’est en se posant de telles questions que Pierre Patrolin, découvert avec l’étrange La Traversée de la France à la nage (long roman expérimental qui, suivant sont titre, racontait le périple d’un nageur à travers les fleuves, rivières et ruisseaux de l’Hexagone) puis avec La Montée des cendres, a eu l’idée de ce troisième roman, hanté par la voiture. Cette dernière y tient la première place, celle d’un personnage. De personnages, il y en a du reste peu : le narrateur, dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il vit en province et qu’il travaille près d’une Préfecture (à moins que ce soit à la Préfecture) ; sa compagne, Françoise ; un collègue, qui ne prononce aucune réplique. C’est tout ? C’est tout : le reste est affaire de sensations, d’épisodes minuscules, de détails, de saveurs. Notre homme, donc, s’est acheté une voiture. Il l’adore, roule, traverse des paysages et des quartiers qu’il décrit minutieusement, s’enivre des odeurs du plastique neuf, de l’atmosphère des lieux qu’il parcourt. C’est un contemplatif, attentif aux informations que lui délivrent ses sens ; quand il boit un verre de vin, quand il déguste un plat, même simple, il analyse tout, patiemment, précisément, en particulier les parfums.
La vie s’écoule, monotone ; un jour, il découvre chez lui un fusil de chasse, dont il ignorait l’existence. Deux objets remplissent désormais sa vie : sa voiture, son fusil. Où cacher le fusil ? Dans la voiture, peut-être. Mais si Françoise le découvrait ? Cachons-le plutôt sous le lit. C’est dangereux, un fusil… Un suspense s’installe, habile, bancal, flottant ; on hésite si notre narrateur va bien ou s’il déraille, si tout est normal ou si la bizarrerie prend le dessus. Rien de spectaculaire dans l’ambiance improbable de ce roman : Patrolin est partisan des pentes douces, des décalages insidieux, avec une écriture répétitive qui génère un climat. Il a l’art de faire beaucoup avec peu, et de captiver son lecteur sans lui proposer grand-chose ; au détour d’un chapitre, le projet initial émerge, celui d’imaginer le roman d’une voiture, de transformer l’objet en héros : « Je suis une voiture. Une voiture grise. Gris sombre, presque noire. Je roule fenêtres ouvertes », etc. A mesure que le véhicule vieillit, la relation avec son chauffeur se transforme ; elle perd son odeur, lui croit perdre son nez. Et sa raison ? L’homme descend de la voiture est un suspense psychologique minimal, un roman sensitif et à demi-expérimental (au sens où il s’agit pour Patrolin de faire une expérience, de manipuler un matériau sélectionné, très peu dense, pour lui faire rendre tout ce qu’il contient), qui d’abord amuse et laisse sceptique, puis déroute (fatalement), prend au piège et finalement séduit, pour peu qu’on se laisse conduire.