Elever la littérature au-dessus de l’Histoire est le souhait inavoué des plus grands écrivains. Démanteler ces impulsions qui font les soubresauts du monde, c’est aussi démasquer une vérité bien plus signifiante que les dates, les noms de révolutions qui s’échelonnent au fil du temps. Les chiffres, les images, les rapports historiques aboutissent, à la longue, à un fonctionnement réflexe de la mémoire au détriment d’une compréhension intime des siècles écoulés. Dans L’Eternel Mirage, Pierre Bourgeade entreprend de déplier une année figée dans sa lointaine violence. Pour ceux qui l’ont vécue, celle-ci doit résonner tragiquement et dans le flou ; pour les autres, elle n’est qu’une date à retentissements multiples : 1956. C’est-à-dire l’Algérie, Budapest, la nationalisation du canal de Suez et ses conséquences, le grand dôme de la guerre froide.
Les événements, ici, sont un seul et même bloc de tremblements humains, une gigantesque tension mondiale que l’auteur nous présente sous la forme de tableaux glissant les uns sur les autres. Chaque toile a son personnage, son cas existentiel : Thomas Rivière, pour citer l’un des principaux, est un jeune et brillant journaliste dont les repères s’effondrent et qui, un temps, croit voir dans un Parti communiste français lourd et buté, la possibilité d’un partage. Il sera approché par Stella, militante à la froideur mystérieuse, avec laquelle il aura une histoire sans lendemain idéologique. Mais il y a aussi Wolfgang, jeune intellectuel sans attache identitaire qui décide, par ralliement à la cause anticolonialiste, de passer au terrorisme. Il mourra seul, égorgé dans sa chambre d’hôtel à Alger. « Sans mémoire sans lieu l’homme serait heureux » est le sentiment de l’écrivain devant tous ces engagements d’hommes au sein de groupes et de structures qui les déshumanisent. 1956 est l’occasion de nous révéler les vrais visages des gouvernants (Khrouchtchev -« Monsieur K. »- est criant de vérité), saisir la symbolique des mouvements de foule et de nous montrer des scènes que l’Histoire ne sait pas transmettre : la sortie du goulag de Soljenitsyne, une confidence de Fellini à son épouse, le tragique d’une histoire d’amour entre un prêtre et une jeune paroissienne…Tous ces micro-événements d’une humanité bouleversante sont parfaitement décrits et dialogués; ils s’insèrent dans le cours des grands événements de 1956 pour en accentuer le vertige. Tout se déplace sous nos yeux, mû par le style sans cesse adapté aux circonstances, aux lieux, aux êtres, d’un écrivain totalement maître de son année. « La neige (…) recouvrait la ville, les hommes, l’angoisse, dans mille et mille ans il n’y aurait plus qu’elle, tout serait pardon, silence, oubli » est une prophétie maintes fois sollicitée mais que seul Pierre Bourgeade, après un tel ouvrage, est autorisé à donner.