Un lecteur civilisé, en cette fin de siècle, se doit d’ouvrir les ouvrages de quelques auteurs : Cioran, Artaud, Bataille, etc. Ces noms impressionnent. Ils allient la lucidité à l’élégance du regard. Il faudrait ajouter, toutes proportions gardées, celui de Pierre Bertrand. Car dans cet essai, il jette un regard sur ce paradis désolant qu’est la société marchande, cette tyrannie toute puissante. Pour quitter ce monde de faux-semblants, il faut échapper au temps : celui des plaisirs faciles, du prêt-à-consommer (« consommer pour nous donner la sensation d’être »), de la représentation, bref, de tout ce qui nous éloigne de la vie. Exemple de pensée développée par l’auteur : « Le communicable consacre l’insignifiance ultime de la parole et de l’image ». Continuons la lecture et arrêtons-nous sur cette attaque en règle contre l’idéalisme : « L’idéaliste, c’est aussi celui qui s’émeut d’autant plus de ce qui se passe loin de lui qu’il est aveugle à ce qui se passe sous son nez ». Ou encore : « Le Bien et la Justice sont souvent des masques qui permettent à une idiosyncrasie de se faire passer pour la norme ». Rien ne lui échappe.
On respire ici l’air pur du meilleur style : celui de la simplicité. Cette simplicité nous semble une belle promesse pour les temps à venir. Prenant le contre-pied d’un temps résolu à s’identifier à l’argent (et seulement cela), l’auteur livre quelques pistes pour réintroduire le corps et la souffrance dans nos vies si peu tragiques. Et ce afin de renouer avec la joie (l’un ne va pas sans l’autre). Une affaire de vie ou de mort, en somme. Ainsi, l’écriture peut être ce remède si elle se prolonge par la vie (en actes, et non l’inverse). La plupart des auteurs que l’on nous vend comme écrivains ne sont pas assez conscients de leur misère. Ils n’ont pas assez fréquenté les déserts. A défaut de se sortir de leur confusion, ils devraient porter leur attention sur ce brillant essai. Son ton souverain, son déplacement dans la gamme des idées, suffisent à le prouver. Pierre Bertrand écrit aussi un admirable français, sans apporter de conclusions hautaines à son propos. C’est un avantage certain de savoir de quoi nous mourrons (d’étouffement, c’est notre punition). Voilà pourquoi nous relirons cet auteur qui vient d’écrire une si belle narration sur les sujets les plus vrais.