Se pâmer de fétichisme angélique ou trembler d’indignation : voilà de quoi résumer schématiquement les réactions presque physiologiques que suscitent le nom, le personnage, l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. A ces lectures béotiennes du génie célinien se sont greffées, un peu plus sérieusement, quelques thèses qui tentent, avec plus ou moins de réussite, de déchiffrer le scandale littéraire (et moral) le plus retentissant de l’histoire depuis Sade. Certains ne croyaient pas à l’antisémitisme de l’auteur du Voyage (Gide le jugeait trop grotesque pour être sincère) ; d’autres, soucieux de préserver son héritage stylistique, ne décelaient dans ses pamphlets délirants que les symptômes d’une schizophrénie patente : il y aurait ainsi deux Céline, le fou raciste si détestable et l’écrivain fréquentable tellement humaniste. Philippe Muray récuse la majorité des interprétations formulées à ce jour ; rejets catégoriques, plaidoyers tarabiscotés et autres préjugés trahissent une incompréhension originelle de l’œuvre de Céline, miroir monstrueux d’un siècle que l’on s’obstine à ne pas fixer.
Céline n’a jamais abrité deux personnalités distinctes dans un même corps. Son antisémitisme correspond à une cristallisation de plusieurs phénomènes, une excroissance des thèmes explorés et poursuivis dans ses romans : l’individu désarmé face à la multitude abrutie, menaçante, ivre de progrès technique et esclave de ses pulsions de mort. Cette haine de la masse que Céline manifeste dès les premières pages du Voyage (la guerre, aboutissement de la logique du surnombre) est inversée puis amplifiée dans les pamphlets. L’inversion, et là réside sans doute l’articulation centrale de l’essai de Muray, découle d’un changement subtil de la perspective célinienne : à l’écrivain-mort succède le médecin politique, à l’athée enraciné succède le prophète d’une religion messianique érigée contre la chrétienté et le judaïsme (double rejet contraire à la tradition antisémite). Ce n’est donc que lorsque Céline entrevoit l’éventualité d’un rachat de l’espèce qu’il devient réellement raciste ; l’antisémitisme n’étant que la désignation d’une nouvelle multitude à éliminer. En d’autres termes, l’irruption de l’antisémitisme partout latent dans les romans coïncide avec une sorte de crise de la métaphysique célinienne, laquelle, le temps d’une trahison prévisible, affirme la vie contre la mort, la Rédemption possible contre la chute, la multitude maternelle contre l’individu, l’idée contre le style. L’analyse de la prose célinienne (objet des derniers chapitres) montre également à quel point le malentendu s’avère là aussi tenace. Pas de discours oral strictement transposé dans l’écriture avant-gardiste de Céline. Le Nouveau Roman n’a d’ailleurs presque rien de nouveau comparé à l’éclatement du récit célinien (accéléré à partir de Féerie II), ses glissements narratifs, sa valse permanente entre passé, présent et futur. Seules trônent une musicalité intérieure de la langue, la grâce de la technique épuisante du « métro émotif », révélée notamment dans les Entretiens avec le Professeur Y.
Au-delà de la démonstration magistrale élaborée dans ce Céline, essai dont la seule préface mériterait un commentaire détaillé, Muray dresse in fine le portrait d’une société, d’une culture « hyperfestive » qui se propagent contre l’idée même de littérature. Le malaise Céline n’est donc pas prêt de se dissoudre ; l’époque demeure furieusement sourde.