Il y aurait une façon assez simple de parler de Pastorale Américaine. Elle se résumerait à peu près à ceci : voici présentée la lente déchéance d’une famille accablée par l’acte meurtrier -et renouvelé- de sa fille, isolée très tôt par un handicap (un bégaiement peut-être dû au flot de mots qu’elle s’était très jeune déjà appropriés). Ce n’est pourtant pas la bonne. On ne peut réduire une œuvre dont l’ambition est aussi clairement affirmée (les façades, qu’elles soient sociales ou d’ordre intime, finissent toujours par se lézarder) à quelques formules lapidaires. Car Philip Roth est un maître de l’illusion (Pastorale américaine, où comment un pays, l’Amérique, a amené une partie de ses enfants au ravage par l’échec programmé de leur contestation -celle de la guerre du Vietnam). Il entretient un rapport avec la réalité et la fiction sans équivalent dans les lettres (Don DeLillo le talonne, et Russell Banks n’est pas très loin non plus). Dans une époque gavée de sciences dites humaines, pervertie par l’illusion que tout le monde pense pouvoir décrypter l’autre, un auteur élève la voix et hisse son œuvre à des sommets : « Pourtant, comment s’y rendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés ? ».
Car on ne ressort pas indemne d’une lecture telle : « du chaos de a à z ». De ces vies gâchées, celles de petits soldats d’infortune ayant combattu les mains vides. De ces cœurs déchirés affrontant les grandes réalités politiques, cyniques -ces dernières ne souffrant pas, sinon d’indigestion. De cette vision d’une société « libérale » où les conflits culturels et politiques, conséquence de la non-intégration de millions de personnes au courant dominant, à sa langue et à son passé politique, ont conduit certains de ses membres à commettre le pire, et à ne jamais en revenir. Elle laissera ces êtres meurtris, seuls : ainsi, la femme de Seymour Levov, dit le Suédois, après la folie commise par leur fille, s’offre un lifting pour ne plus « être obligée de lire dans son miroir les archives de (sa) douleur ».
Et pourtant, a priori, rien ne pouvait venir troubler cette famille juive (deux identités inséparables pour Philip Roth, l’une imprimant sa forme à l’autre, et vice versa), modèle de bonne tenue, et dont le père, le Suédois donc, aimait son pays comme « une seconde peau ». Rien, si ce n’est qu’elle sera trahie par lui. C’est le revers de la médaille, celui du rêve promis à tous, mais dont le cauchemar n’est pas si éloigné. Car tout a un prix en Amérique, ce territoire où l’énergie implacable condense toutes les ambitions mises à nu.
L’enquête de Philip Roth est menée sur des vestiges. Ce sont ceux de la mémoire. Son roman est celui de la séparation. Il recompose le destin d’une famille aux portes de l’enfer : la menace qui pèse sur elle ne peut entretenir d’autre illusion que celle qui la pousse déjà au désespoir. Tout avait commencé « par l’absurdité des circonstances… Et lorsque ça arrive, le bonheur n’est plus jamais spontané. Il devient artificiel, et même tel quel, s’achète au prix d’une aliénation opiniâtre de soi et de sa propre histoire ».
Une fois le livre refermé, l’envoûtement perdure. Il procure également cette impression, rare, de vouloir s’y replonger. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. L’intelligence qu’il dispense est l’un des visages de la liberté.