Indignation s’inscrit dans la veine tragi-comique qui remonte à Portnoy et son complexe, le livre qui a transformé Philip Roth en célébrité littéraire. Clairement, les premières pages sont les meilleures : Roth y relate, comme s’il puisait dans ses propres souvenirs, le travail (aussi éreintant que satisfaisant, nous dit-il) du métier de la boucherie kasher. Son exposé sans fard de la vie industrieuse d’une famille dédiée aux tâches de la boucherie traditionnelle, que ce soit dans la présentation de la vitrine, dans le transport des carcasses, dans l’évidage des poulets ou dans le nettoyage du sang, est aussi édifiant et réaliste que délicieux dans sa sobriété et son souci du détail. De la même façon qu’Un Homme (2007) mettait en scène l’enfance d’un fils de joailler (les montres y jouaient un rôle éminemment symbolique), Indignation débute donc dans la boucherie Messner, en 1951, à Newark, dans le New Jersey. Marcus, le héros, est un garçon modèle fraîchement sorti du lycée. Il s’apprête à rejoindre l’université et, comme tous les jeunes gens de son âge, son inscription lui permet d’échapper aux combats de la guerre de Corée. Mais au lieu de rester à Newark, Marcus choisit Winesburg College dans l’Ohio, au cœur de l’Amérique puritaine. C’est le début des ennuis pour ce jeune Juif de la côte Est qui intègre un monde qui ne lui ressemble pas, rempli de préjugés et d’obligations. Marcus ne s’en remettra pas.
Comme l’écrit Roth à la fin du livre, nos choix, « même les plus banals, secondaires ou comiques », ont parfois, de manière « terrible et incompréhensible », des « conséquences disproportionnées ». Le père de Marcus est travaillé par une inquiétude maladive et franchement hystérique, inquiétude qui, d’entrée, scelle le destin de Marcus. Roth ne se prive pas d’insister sur ce point, forçant même un peu le trait comme pour faire tenir debout son histoire. Très vite, le livre se transforme logiquement en campus novel (ce sous-genre à part entière de la littérature américaine, avec des oeuvres aussi diverses que le Pnine de Nabokov ou le cultissime L’Avenir n’est plus ce qu’il était de Fariña) et c’est cette transformation qui confère au livre sa dimension tragique. Marcus est un personnage rothien pur jus, travaillé par la colère, les émotions, l’impertinence et la rage. Face au mur d’incompréhension des institutions universitaires Wasp, il finit par être guidé par la seule position philosophique encore valide pour lui : l’indignation, « le plus beau mot de la langue anglaise ». Dans une scène cruciale du livre, Marcus rencontre le doyen de Winesburg et lui cite presque verbatim une conférence de Bertrand Russell sur la libre pensée. A travers Marcus, les mots du philosophe acquièrent une formidable urgence, soulignant l’absolue nécessité de ce libre arbitre qui manque tant à l’Amérique du milieu.
Vu les circonstances (Winesburg force les élèves à assister au service religieux), l’indignation de Marcus Messner a tout lieu d’être, et les détours de sa pensée (une pensée lucide, rigoureuse et profondément « honnête ») ainsi que son éducation sexuelle (comme il sied à tout bon roman de Philip Roth) forment l’autre trame du roman. Le lecteur est forcément en empathie avec les raisonnements infaillibles d’un jeune homme confronté au système éducatif de l’oligarchie possédante, pour laquelle ce sont l’ordre et la conformité qui comptent avant tout. Marcus, lui, conçoit justement l’éducation comme une manière de se démarquer de la normalité. Chacun de ses actes, commis dans une sorte d’entêtement jubilatoire, renforce son « isolement » sur le campus de Winesburg et justifie, a posteriori, les ridicules inquiétudes paternelles. Assez vite, et comme souvent chez Roth, la paranoïa affleure, portée par l’indignation personnelle de l’auteur contre les fondements d’une société américaine ultraconservatrice, puritaine et sans pitié.
Il y a quelque chose de profondément impulsif, voire enfantin, dans l’approche de Roth, qui livre ici un autre aspect de sa critique du modèle américain présente dans tous ses livres (Indignation n’a heureusement pas la lourdeur démonstrative du Complot contre l’Amérique). C’est cette fraîcheur qui l’emporte au final, comme l’emportait dans Exit le fantôme la vision rothienne d’une vieillesse désenchantée, mais non dénuée d’un charme sombre. Roth réussit encore à surprendre, le cas échéant à divertir. Il sait promener son lecteur dans un univers singulier où tout peut et doit être dit, aussi clairement que possible. Et c’est dans cette clarté-là, au fond, que Roth reste un grand romancier, qui sait naviguer à vue aux frontières du sérieux et du divertissement, sans jamais sacrifier l’un à l’autre.