1947, début de la guerre froide. La psychose est à l’honneur. L’Amérique surpuissante en pleine paranoïa aiguë se prépare à chasser à grands coups de pieds aux fesses les affreux communistes. Ici bas, la course à l’armement nucléaire s’accélère. Ailleurs, les extraterrestres de Body Snatchers s’apprêtent à envahir les prairies encore vertes du Far west. Dans la banlieue de Los Angeles, Philip K Dick se lance timidement dans une carrière d’écrivain hésitant entre une littérature blanche à bout de souffle et une science trop adolescente. Saturées de références philosophiques et littéraires, les premières oeuvres dickiennes apportent un regard décalé, tranchant dans le vif de la culture « pulp ». Les méchants martiens ont rapidement déguerpi ramenant à leur home sweet home des restes de décors de carton pâte. Loin d’un exotisme bancal et putassier, les cratères vénusiens et d’Archimède du Centaure dévoilent des centaines de mondes parallèles en pleine expansion. Croisement improbable entre une matière gélatineuse rose et la maïeutique socratique, « L’heure du wub » annonce la couleur sans concession. La science fiction sera métaphysique ou ne sera pas. Dès 1952, les grands thèmes dickiens sont esquissés et dressent la trame des œuvres à venir : méditations sur les frontières ténues qui séparent humain et non humain, jeu entre les univers réel et les simulacres qui y prolifèrent.
Renversement des valeurs. Philip K Dick charrie de ses flots cynique et ironique l’Amérique contemporaine et dresse un portrait au vitriol d’un pays en pleine perdition, l’éloignement intersidéral n’étant que le prétexte à une observation à la loupe des pulsions de morts qui jalonnent la grande puissance. Big Brother n’est pas loin, tant la devise du 1984 d’Orwell (« Who enters here, abandons all hopes ») cartographie les flux paranoïaques et les pressions policières. Dick parano, schizo, fou et drogué ? Sans aucun doute, mais lorsque MacCarthy vomit complètement soul aux oreilles de millions d’auditeurs une liste infinie d’ennemis du peuple imaginaires, les frontières entre fiction et monde réel s’évanouissent rapidement. La machine ne tarde pas à s’enrayer et se nourrit de ses propres ruptures et élucubrations : l’expansion des mondes parallèles chez Dick est à la mesure de leur fracture, jouant comme autant de reflets brisés des mouvements suicidaires en Amérique. Rien ni personne n’est épargné : entre Dwight Eisenhower et ses clones cancérigènes en flanelle grise inondant le pays dans A l’image de Yancy ou l’appel à une surconsommation fondée sur la peur d’une mort anonyme et sub-atomique dans Foster Vous êtes mort !, c’est la société entière d’après guerre qui est passée à la moulinette dickienne. Personne ne sortira vivant d’ici.
L’arrivée, un beau jour, d’agents du FBI au domicile de l’écrivain finit de brouiller les pistes : les espions et contre-espions ne demandent pas moins que de reconnaître sur des photos floues des activistes gauchistes ou anarchistes. En guise de gratitude, ils sont prêts à payer au couple des études tout frais payées à Mexico, à condition de jouer les informateurs. La rupture entre Dick et son époque est alors totale. Les premières nouvelles rappelaient certes la dialectique platonicienne et son allégorie de la caverne : au terme de la narration, une réalité idéelle et transcendante se consommait dans une révélation vécue sur le mode divin. La période suivante voit se mettre en place des structures beaucoup plus complexes où les frontières entre réel et simulacre sont purement et simplement abolies. Le temps glisse, la machine déraille, les murs s’écroulent, le tout à la sauce quantique. Au temps de Poupée Pat, précurseur du Dieu venu du Centaure souligne la perte d’humanité des protagonistes qui vivent une vie par procuration tandis que la figure récurrente des Griffes s’inscrit dans des guerres au motif longtemps oublié, où des robots autoprogrammés et autonomes se combattent dans un perpétuel recommencement. Les touches burlesques ne sont pas pour autant absentes dans l’œuvre dickienne, l’exemple en est Le Projet Argyronète où il s’attaque au petit univers prétentieux de la science-fiction et en profite au passage pour égratigner les sommités du moment, y compris lui-même.
De cette réédition complète des nouvelles de K. Dick, se dégage les contours d’une œuvre immense. Le lecteur croise aux hasard des pages les obsessions d’un auteur qui a su élever la parano en art de sur-vivre. Près de 3000 pages de texte pour un aperçu encyclopédique sur un des rares auteurs phare de ce siècle.