« Then we take Berlin ». C’est à un sujet britannique que, curieusement, l’on doit l’un des meilleurs textes écrits sur Berlin et sur son Mur, objet fantasmatique d’une longue méditation romanesque sur l’ailleurs, l’évasion et l’illusion. Avec sa poignée de personnages lancée sur la ville comme autant de caméras embarquées dans l’Histoire, ce londonien honteusement méconnu de ce côté de la Manche fait preuve non seulement d’un talent littéraire renversant mais encore, avec cette série de symboles qu’il dissémine tout au long de l’intrigue, d’une rare finesse dans la réflexion. Quelques mois de séjour dans la métropole allemande auront suffi à lui donner l’envie d’y situer ce livre polyphonique construit comme un jeu de lego à quatre couleurs.
Un homosexuel mélancolique et pété de thunes qui se laisse prendre par faiblesse à tous les jeux et accepte de financer un vrai-faux trafic d’ecstasy en direction de Berlin-Est ; un quasi-smicard qui ne sait pas trop ce qu’il veut mais parvient à embobiner ce gay énigmatique ; un ex-coureur cycliste de haut niveau aujourd’hui réfugié à l’Ouest ; une étudiante sans problèmes qui cherche naïvement le grand frisson en compagnie d’un groupe révolutionnaire pathétique en lutte ouverte avec le grand capital. Et le virtuose Henscher, une fois plantés ces personnages aux contours subtilement dessinés, de mettre en branle son quatuor littéraire en tissant la toile de leurs rencontres, de leurs dialogues, de leurs séparations, de leurs aventures individuelles ou collectives, comme un reportage romancé sans voix off au cœur du Berlin de la fin des années quatre-vingts. Un seul point commun à l’imaginaire respectif de ces quatre individus issus d’horizons aussi différents que possible : le Mur, à la fois rêve et réalité, frontière tangible et limite spirituelle, investi de tous les fantasmes et écueil de tous les rêves.
Dans cette turbulente atmosphère de fin de l’Histoire et de Wiedervereinigung programmée, Philip Henscher interroge la portée symbolique du « grillage », celle de l’au-delà attirant et effrayant qu’il cache à ceux qui sont derrière, et médite sur les illusions qui s’écroulent avec les parpaings. « Dans dix, quinze, vingt ans, s’écrie l’un de ses personnages, ils s’apercevront qu’ils en ont toujours eu besoin, pas pour aller de l’autre côté, juste pour savoir qu’il existe. Il faut toujours un là-bas à imaginer, un lieu où on peut aller se cacher quand tout le reste va mal ». Dans un style sobre à l’humour en demi-teinte, le romancier dévoile la peur de l’abîme lorsque plus rien ne nous en sépare, le Mur de Berlin valant en définitive tous ceux derrière lesquels on se réfugie, en Allemagne comme ailleurs. Magistral et fascinant.