Glauque. Vraiment glauque. Mais suffisamment neuf pour trancher dans un paysage littéraire qui, quand il traite des mécanismes et excès du sexe, se contente trop souvent de répéter les postures sadiennes ou de chercher un sens au plus abscons des clubs échangistes (dernier flop du genre : Parties, de Pierre-Arnaud Jonard, ou la confession creuse d’un acteur porno mi-esthète, mi-journaleux -cf. Chronic’art #20). Rien à voir avec Au fait, ouvrage indiscutablement glaçant qui explore, entre autres, le traitement médiatique réservé aux violences sexuelles. Pour y parvenir, Peter Sotos ne déploie aucun récit, aucune trame réflexive, et gomme toute émotion, tout jugement direct. Il propose au contraire du brut de décoffrage, du « solide et de l’indiscutable », comme l’écrit Jean-Jacques Pauvert en quatrième de couverture. Le discours de Sotos tient en une succession de plongées dans un réel ultra-violent, poussé à la saturation, voire à l’insaisissable. La lecture tire alors son intensité de la démarche limite de l’auteur, dont il reste difficile de saisir le regard exact qu’il porte sur les faits inspectés, disséqués et injectés dans le texte via un méticuleux dispositif de collage. Son matériel d’écriture n’en pas peu trouble lui non plus : questionnaires aux victimes de pédophilie, argumentaires pornos, focus sur d’infâmes revues, extraits de coupures de presse traitant de faits divers et de crimes sexuels… Bref, « toute une boue que je trimbale sans cesse avec moi », comme il l’avoue lui-même. Autant d’éléments qui alimentent un corpus du corps bafoué dont Sotos tire un livre-document, un catalogue d’horreurs extrêmes et détaillées. Un propos que l’auteur ne tente ni de mettre en fiction, ni d’aiguiser à la sauce pamphlétaire, à quelques exceptions près : il réduit à un moment en miettes les désirs sous-jacents au culte des Lolita et baby doll et décrypte la fausse ascension des très jeunes Miss America.
Mais la colonne vertébrale de ce livre peuplé de chairs souillées et de sexe payant est ailleurs, dans un double mouvement étrange qui hésite entre distance impersonnelle et investissement fasciné de l’auteur. Trouble, distendue, l’énonciation passe en un clin d’oeil du « je » au « tu » ou d’une description de dérive maniaque à une remise en cause des motivations des représentations d’enfants dans les arts visuels. Un domaine que l’auteur connaît bien, puisqu’il manie lui-même l’image : le public parisien a pu découvrir son travail vidéo (Waitress I, II et III) en avril dernier, lors d’une carte blanche centrée sur la manière dont Sotos injecte du matériel visuel (surtout télévisuel) au cœur de ses œuvres. Depuis les démêlés judiciaires liés à la publication de la revue Pure, rien n’est évident pour Sotos aux Etats-Unis. La justice de l’Etat de l’Illinois est en effet loin d’apprécier son exploration systématique des pires facettes du porno-capitalisme et des moeurs criminelles. Poursuivi et brièvement incarcéré en 1988 pour possession de matériel pédophile sur son disque dur, Sotos tente en réaction d’analyser les nouvelles lois ajoutées au Premier Amendement et les interpellations policières à domicile qui en découlent. On n’en sait guère plus sur cet homme évidemment obligé de rester discret, et qui fait par ailleurs des travaux alimentaires pour pouvoir continuer à écrire. Sa découverte fut un choc pour son éditrice et traductrice française, Laurence Viallet, qui a déjà traduit Index, son auto-accusation pornocritique. Dès l’an prochain, elle prévoit de publier un nouveau livre. A noter : Void Books, l’éditeur US de Sotos, s’apprête à publier le nouvel opus de l’animal, Comfort and critique. A coup sûr plus critique que confortant.