« La théorie est grise et sèche, mais vert et florissant est l’arbre de la vie… ». C’est sous les auspices du Faust de Goethe que Pavel Vilokovsky, l’un des plus célèbres écrivains slovaques contemporains (il est aussi traducteur : Conrad, Woolf, Burroughs), a placé ce long monologue dans lequel un narrateur sans nom évoque, avec un sens très incertain de la rigueur narrative et de la véracité historique, ses aventures dans l’espionnage et le contre-espionnage européen, deux disciplines dont il fut pendant longtemps l’un des plus brillants piliers. L’histoire s’inspire librement de la vie d’Alfred Redl, authentique chef du contre-espionnage austro-hongrois au début du XXe siècle (de 1900 à 1912) et grand amateur de nouvelles technologies (photographie, enregistrements sonores et compagnie). Homosexuel notoire, Redl entretenait un amant qui lui coûtait fort cher : pour accroître ses revenus, il devint agent double et revendit à la Russie les secrets militaires dont il disposait. Grassement rémunéré pour ses trahisons, il put meubler son appartement avec un luxe absolument inouï. Les autorités austro-hongroises apprirent qu’il y avait une fuite dans leurs services et, puisqu’il en était le chef, le chargèrent de mener l’enquête sur son propre compte ; il la sabota consciencieusement jusqu’à être promu aide de camp auprès du général Giesl, laissant à son successeur le soin de découvrir la manipulation et de le dénoncer (il mit alors fin à ses jours). C’est le reporter Egon Erwin Kisch qui, ayant recueilli les confidences du serrurier mandaté par l’armée pour forcer la porte de l’appartement de l’accusé, révéla l’affaire au public avant que l’armée ne puisse l’étouffer et sauver ainsi son prestige.
Qu’on ne s’attende pas cependant à trouver ici les récits circonstanciés d’opérations d’espionnage acrobatiques, de vols de documents sulfureux ou de manipulations politiques à tiroirs : le narrateur ne parle d’espionnage qu’entre deux digressions sur les mœurs conquérantes du « colonel Alfredl » et sur l’âme du peuple slovaque, truffant son discours de formules paradoxales, d’affirmations à l’emporte-pièce et de plaisanteries plus ou moins comiques sans craindre le coq-à-l’âne. Désorienté, son interlocuteur ne peut que tenter de le ramener dans le droit chemin sans avoir pour autant droit de cité dans le texte lui-même. Cocasse et plein d’humour, Vert et florissant a rencontré un vif succès en Slovaquie pour la peinture que l’auteur y fait du caractère et de l’histoire récente de ce peuple enfin délivré des tutelles (hongroise puis communiste), peinture que renforcent diverses métaphores loufoques (une vachère bornée devient maîtresse de conférences à l’Université de Bratislava) ; il est bien évident que toute cette dimension du texte restera inaccessible au lecteur français, privé des repères et de l’imaginaire sur quoi s’appuie Vilikovsky (dans un louable effort de pédagogie, l’éditeur propose une postface explicative assez touffue et même un marque-pages imprimé sur lequel sont résumés quelques éléments de culture centre-européenne). N’en reste pas moins la description extrêmement divertissante d’une Mittel-Europa décadente de carte postale et, surtout, l’envoûtement jubilatoire d’un monologue hilarant et déconcertant dans lequel se condense par fragments tout un pan de l’histoire européenne mélangé à des racontars d’oreillers sales et à toutes sortes de fadaises désopilantes.