Premier roman parmi d’autres, Safari, du Tchèque Pavel Hak, se distingue par un ton rappelant le récit du xviiie siècle, comme pouvaient en écrire Voltaire ou Sade. Vivacité du récit (avec une prédilection pour le rythme ternaire), style allègre et sec, goût pour l’humour (noir) et invitation à la pensée. On pourrait même voir une sorte de Candide trash dans cette série atroce de catastrophes et de massacres en Afrique comme si Hak voulait réactualiser, en ce début de XXIe siècle, la fameuse critique de l’idée leibnizienne selon laquelle tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais le propos n’est pas des plus clairs et se dérobe à l’interprétation immédiate.
A défaut de délivrer un sens clair, Safari peut se lire comme une fable sur la barbarie. Un homme, nommé George Boss, personnage cynique, arrive dans un pays indéterminé d’Afrique et doit rejoindre une ville reculée pour on ne sait quelle raison professionnelle. Mais le trajet sombre vite dans la mort et le sang, et le récit plonge dans l’indétermination. Il s’agit d’une barbarie moderne qui s’inscrit dans ce contraste entre l’Occident et l’Afrique, c’est-à-dire entre deux modes de pensée et deux rapports au monde parfaitement inconciliables ; d’un côté la rationalité instrumentale, de l’autre les préceptes de la pensée magique. Le premier grand trait de la barbarie est celui de la chasse, pratique ancestrale mais aussi révélatrice de la cupidité occidentale. De là l’allégorie du safari, la chasse au rhinocéros. La chasse désigne un mode généralisé de relation, sur le plan sexuel notamment ; le sexe est pur instrument de pouvoir, de domination sexiste (les femmes sont particulièrement maltraitées). Plus encore, dans un écho évident à Sade et à Bataille, le sexe est systématiquement associé à la mort, le personnage de George Boss n’éprouvant la jouissance que dans un climat de violence et de danger. On pourra reprocher à l’auteur une certaine complaisance dans les scènes gore, lesquelles sont souvent désamorcées par l’écriture ; mais après tout, ce n’est pas pire que ce qu’on lit chez le divin marquis.
Au fond, dans ce récit qui mène vers une sorte de chaos moral, la barbarie n’exprime qu’un vaste processus de déshumanisation. Ce qui chez l’auteur est avant tout affaire de style. Plus que les scènes choc un peu faciles et stéréotypées, on notera l’emploi récurrent des métonymies, synecdoques et euphémismes (très prisés au xviiie) qui tendent à la déréalisation et à l’abstraction des êtres. Sans oublier l’usage des métaphores animales pour désigner les hommes. Mais l’auteur ne prend guère position, ce qui contribue à brouiller le sens de son texte. La déshumanisation est à l’œuvre aussi bien chez les primitifs où elle est le fait de forces cosmiques que chez les Occidentaux où elle est engendrée par le règne « mortuaire » de la technique, comme le prologue énigmatique sur l’avion nous en livre l’indice : « Les moteurs à réaction propulsent l’engin métallique vers le haut sans égard pour les idiosyncrasies humaines. »
Au fond, à l’image d’une structure narrative clivée, qui n’assure pas l’identité du personnage de la première partie à la troisième personne et du narrateur de la seconde partie à la première, le texte semble gagné par l’indétermination, la confusion, suscitant ainsi l’inconfort et le doute. Plus le récit avance, plus le style est saccadé ; les phrases sont courtes, se succèdent sans liaison apparente, comme si l’écriture se laissait envahir par la parataxe (culminant dans l’avant-dernière partie) et l’énumération descriptive sans verbe de l’Afrique. Sans doute est-ce dans ce chaos final, cette incapacité à créer des liens, que réside la barbarie, c’est-à-dire, comme dit l’auteur dans un épilogue non moins sibyllin que le prologue, dans l’incapacité « de l’homme actuel d’inventer sa réponse au monde ».