Publié dans l’immédiat après guerre, en 1948, Le Délire logique fut accueilli par le mépris ou l’indifférence. A une époque où les Français se construisaient laborieusement un passé idéalisé de résistants, l’ouvrage de Paul Nothomb faisait mauvais effet. Malraux -conscient de la valeur du manuscrit et de son pouvoir subversif- avait d’ailleurs prévenu l’auteur : « Tu auras contre toi l’union de tous les menteurs et des gens qui veulent qu’on leur mente. Ça en fait beaucoup. » Paul Nothomb, ancien de l’escadrille André Malraux pendant la guerre d’Espagne, avait rallié la cause communiste dès l’âge de dix-sept ans. Engagé activement dans la résistance à partir de 1941, ce « bolchevik de fer » était considéré par le Parti comme un héros -jusqu’au jour où il fut arrêté et torturé par la Gestapo.
Sous la forme d’un roman, qui est en réalité « le premier témoignage sur la Gestapo où l’auteur ne romance pas » (Malraux), Le Délire logique rend compte de la singulière et terrible aventure de Paul Nothomb, aussi peu vraisemblable qu’elle est véridique. A la première page du livre, le double romanesque de l’auteur, Hubert, est arrêté par la police allemande. A la fin du premier chapitre, il a subi une longue séance de torture (rapportée avec retenue en une phrase) sans rien avouer. « Mais demain, je parlerai, après cinq minutes de nouvelle torture. Je le sais. J’ai atteint l’extrême limite de ma résistance. » Que faire, dès lors, pour éviter de livrer des noms ? Dans la nuit de sa cellule, Hubert élabore un mensonge délirant fondé sur une logique implacable. Cette « ruse de guerre » lui permet d’échapper d’abord à la torture et aux aveux. Mais elle finit -logiquement ? follement ?- par lui faire payer « de sa propre aliénation le succès de son imposture. »
Le récit de cette expérience est en soi un témoignage historique des plus intéressants : Paul Nothomb y ébranle à juste titre « l’imagerie héroïque » de la résistance en dévoilant crûment le destin misérable de ses acteurs. Mais le roman procède surtout à une mise en cause radicale de notions essentielles, relatives à la liberté de l’homme et à son rapport aux idées. Très étrangement, en effet, Hubert parvient à se persuader lui-même de la véracité d’un mensonge idéologique qu’il a construit -pour se sauver- au moyen de syllogismes logiquement parfaits. On pourrait lire ici, symboliquement, une image de la politique française sous l’occupation. Mais en tant qu’expérience véridique et extrême, qui a mené l’auteur à une forme de folie qui le laissait néanmoins lucide, Le Délire logique dévoile avant tout la nature de l’aliénation afférente au militantisme politique. Dans ce domaine, celui qui croit penser et agir librement est en réalité prisonnier d’une construction logique aberrante.
La « terrible aventure » d’Hubert démontre que le caractère prégnant et convaincant de l’idéologie ne tient pas aux idées qu’elle défend mais à sa forme structurée en système : un système clos sur lui-même et animé par une logique délirante. A ce titre, communisme et fascisme, « aux antipodes dans leurs buts », apparaissent -sur un plan strictement formel dangereusement similaires.
Plus que la duplicité du parti communiste (qui s’est d’ailleurs avérée au moment du pacte germano-soviétique), Paul Nothomb a voulu révéler le caractère aberrant de tout système idéologique. En 1948, de telles vérités étaient embarrassantes. Et qui, d’ailleurs, aurait pu les comprendre ?
A la lecture de ce roman, on éprouve dans la tension constante qui le porte le sentiment d’urgence et de nécessité qui a dû présider à sa rédaction. Il s’agissait moins pour Paul Nothomb de chercher à se justifier que de comprendre son étrange destin. La préface (« Cinquante ans après ») et la postface (« Pour en finir avec les mensonges pieux ») laissent apparaître de façon très émouvante la figure de ce vieil homme qui n’en finit pas de se retourner, « à quatre-vingt cinq ans passés », sur ce moment singulier de son existence pour essayer d’en épuiser l’explication. Comment comprendre, après avoir cru fermement être un acteur de l’Histoire, qu’on en a été à ce point le jouet ?