Surtout faire fi du débat, des idées reçues, des prises de positions convenues. Et lire. Alors, voilà : au-delà du bonhomme, ce qui surprend, dans les Chroniques de Paul Morand, c’est cette grande polyvalence, cette propension quasi-boulimique à parler de tout ce qu’il voit, entend (ce qui est bien) ou comprend (ce qui l’est moins, parfois). Compilation d’articles parus dans différents journaux ou revues (contrairement à l’indication du titre, certains sont antérieurs à 1931), ce recueil, arbitrairement divisé en « Chroniques des hommes » puis « des terres », recense et ordonne toutes les figures récurrentes chez le célèbre diplomate, professionnel du serrage de louches et victime de sa plume, toujours en fringale. La somme d’écrits présentée ici nous montre, au-delà de ce l’on savait déjà, la véritable obsession de l’auteur pour la jeunesse qui se perd -en fin de compte, son seul sujet. D’où la « résistance » au temps (mot paradoxal, concernant Morand), comme pour se souvenir, un peu à l’image de Proust -dont le garçon fait l’éloge (curieux, d’ailleurs). Ainsi, dans son chatoyant cocon, entouré de morts-vivants Troisième République, l’homme luttait avant tout dans l’écriture, et oeuvrait dans sa vie en Dorian Gray hédoniste, misogyne amoureux, et aficionado de la vitesse (« Je l’ai en effet beaucoup aimée. Ensuite, moins. »). De là doit vraisemblablement venir la primauté qu’il accorde au réflexe, au détriment de la réflexion (la pure sottise des trente pages consacrées à « la France maigre » ont de quoi agacer). Seule l’apparence (en tant que marque temporelle) compte pour ce dandy qui a su comme bien peu d’autres (il y a eu Schuhl depuis) restituer l’atmosphère baudelairienne « Luxe, calme, et volupté ».
Amateur de nouveauté, Morand accouche sur le papier de sa soif de connaissance, dans un style journalistique d’une belle virtuosité, à l’image de ses notes de voyage. La facette globe-trotter n’est évidemment pas une découverte, mais les Chroniques résument à merveille l’art du futur Académicien dans l’observation du minuscule, du petit détail qui devient symbole d’un ensemble géographique (il semble difficile de ne pas applaudir les passages sur la Grande-Bretagne et New York). Se niche également dans cette esthétique du raccourci tout un savoir-faire dans l’aphorisme : « L’existence d’une très jolie femme ressemble à celle d’un lièvre le jour de l’ouverture » (digne d’un Guitry) ; mais aussi ce plus contestable « Y aura-t-il un style Vichy comme il y a eu un style retour d’Egypte ? ». Voilà le problème : les exigences morales ont fait complètement passer à la trappe ce grand écrivain formaliste, incontournable référence moderne (avec Vialatte) en matière de chronique. Le genre littéraire se voit ici malmené et transcendé comme rarement : l’homme du monde s’essayait dans d’impossibles trouvailles narratives, détournant des formes établies (lisez son « Eloge de la censure » page 225), ou honorant admirablement la critique littéraire, voire le portrait (cf. les lignes qu’il consacre à Saint-John Perse). Ca, Jean d’Ormesson, le pauvre, ne s’en est jamais remis.