Dans La Nuit de l’oracle, paru en 2003, Paul Auster adoptait un ton grave, presque lugubre. John Trause, son double anagrammatique, mourait dans les dernières pages d’une embolie pulmonaire, cette « petite bombe qui avait fini par exploser en lui ». Et de dessous les voies ferrées de Kansas City montait le cri de Nick Bowen, enfermé pour l’éternité avec des milliers d’annuaires téléphoniques de la ville de Varsovie. Si en ouverture de Brooklyn follies Nathan Glass, en vieil éléphant, dit être venu chercher à Brooklyn « un endroit tranquille où mourir », c’est là encore un trompe-l’oeil : avec Brooklyn follies, Auster signe un roman foncièrement optimiste et presque utopiste, un succulent opus à mi-chemin entre le pied de nez et l’accolade. Un livre plein de malice et d’irrévérence, qui culmine dans un dernier chapitre sur la fragilité et le miracle de l’existence.
Nathan Glass, 60 ans, un cancer et une vie passée dans les assurances, vient donc à s’installer à Brooklyn pour mourir. En vérité (trois pages suffisent pour s’en convaincre), Nathan n’est pas encore prêt à passer l’arme à gauche. Odieux avec ses proches (à qui il affirme que « des projets », il n’en a « rien à branler »), il travaille à une oeuvre intitulée Le Livre de la folie humaine dans laquelle il ambitionne de consigner toutes les « gaffes, embarras et actions ineptes » de sa carrière. Irascible, il se fâche avec sa fille, puis avec son ex-femme : « J’étais pour moitié d’humeur à sauter dans le prochain train pour l’étrangler de mes propres mains. Pour l’autre moitié, j’avais envie de cracher ». Entre-temps, Nathan devient citoyen de la République de Brooklyn, avec « sa polyphonie d’accents étrangers, ses enfants et ses arbres, ses petits-bourgeois laborieux, ses couples de lesbiennes, ses épiceries coréennes, ses nains et ses invalides ». La vieillesse, les incidents familiaux, une élection qui tourne mal, rien ne l’arrête : Nathan Glass veut gagner le gros lot, même dans le désordre. Il découvre un Brooklyn qui fait écho à Smoke et Brooklyn boogie, un refuge de poètes et de rêveurs. Au fond, c’est un idéaliste : « Je veux parler de bonheur et de bien-être, de ces instants rares et inattendus où la voix intérieure se tait et où l’on se sent à l’unisson avec le monde ». On se croirait au large, très loin de l’Amérique.
Malgré leur fantaisie, les deux derniers romans de Paul Auster s’inspirent d’une veine très réaliste, qui dérange peut-être un peu ceux qui préfèrent voir en lui un chantre de l’étrange. Mais le 11-Septembre est passé par là (Brooklyn follies est le premier de ses romans à y faire référence), ainsi que l’élection puis la réélection de George W. Bush. Dans les incorrections de Nathan Glass, on distingue l’indignation bouillonnante d’un auteur qui refuse de se retirer du monde. Et dans la quête de « l’Hôtel Existence », l’entreprise donquichottesque d’un homme décidé à sauver seul ce qu’il reste de meubles avant qu’il ne soit trop tard. Si Nathan Glass cherche un endroit où mourir, c’est pour mieux se rappeler aux vivants. Depuis Brooklyn, Paul Auster ne fait rien d’autre -avec humour, fracas et élégance.