Les dates ont leur importance. Les lieux aussi. Ils racontent tous des histoires. Ils racontent aussi l’Histoire. Dora Bruder est un nom, mais c’est aussi une histoire incomplète, mystérieuse, avec des blancs que l’on ne pourra jamais combler, même avec la meilleure volonté du monde. Modiano sait mettre des mots là où des points d’interrogations s’imposeraient. Dora Bruder intervient comme un refrain tout au long de son roman. Figure emblématique de tous ces êtres disparus, dont les parcours ont été gommés à la suite de la destruction des archives de l’administration « dite d’occupation » et d’une tendance à l’amnésie collective, lorsque survient un génocide, lorsque la vague se retire. Prénom : Dora. Nom : Bruder. Quelques phrases attestent qu’elle a existé. C’est dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941, dans la rubrique « D’hier à aujourd’hui » : « Paris. On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport-gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussure sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder – 41, boulevard Ornano. Paris. » Une bouteille jetée à la mer. Par qui ? Le père de la petite Dora ? Savait-il quels risques il prenait en allant au commissariat de Police du quartier de Clignancourt déclarer la disparition de sa fille ? Lui, Ernest Bruder, juif, sans doute en sursis pour quelques jours encore ?
L’écrivain qui tombe, 46 ans plus tard, sur cet avis de recherche ressent l’urgence. Le romancier qu’est Modiano veut construire autour de cet appel anonyme, semblable à des milliers d’autres, un récit dans lequel il veut revivre le parcours de Dora, et tenter de comprendre ce que cette quête d’une vérité oubliée va faire naître en lui. Au fil du récit, il prend conscience que cette jeune fille lui échappe, que sa courte vie et sa mort resteront une énigme. L’écrivain s’interroge sur sa place, sur ses propres incompréhensions face à son père, lui-même miraculeusement rescapé d’une rafle dans un restaurant sur les Champs-Elysées : « Je crois à un don de voyance chez les romanciers (…) toute cette tension, cette gymnastique cérébrale, peut sans doute provoquer à la longue de brèves intentions concernant des événements passés ou futurs ». Il faut en effet une dose de générosité et une curiosité insatiable pour s’attacher à un personnage, ne pas jouer de sa facilité de plume et se laisser guider par son imagination. Modiano est pudique. Cette petite Dora, fugueuse et insoumise, cette petite juive de 15 ans, vagabonde, jugée criminelle par décret, emporte son secret : « Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps -tout ce qui vous souille et vous détruit- n’auront pas pu lui voler. »