Narrateur pathétique, sujet douloureux, mais roman hilarant : allez comprendre. Patrick Lapeyre, à sa manière badine et guillerette, transforme une histoire finalement dramatique en une comédie décalée face à laquelle on ne sait trop sur quel pied danser. L’attente et la névrose ne sont pas des sujets de plaisanterie, l’amour incestueux encore moins : l’auteur de Welcome to Paris en fait pourtant, dans cet Homme-soeur au titre en forme de calembour passable, les moteurs d’un récit d’une drôlerie tout à fait particulière, entre ironie distanciée et désespoir amusé. L’inceste, donc : plus exactement, l’amour immodéré d’Alex Cooper, employé de banque célibataire, pour sa sœur, exilée de l’autre côté de l’Atlantique. Depuis ce jour quasi-mythique où, sur le siège arrière d’une automobile, elle s’est délicatement endormie sur son épaule, il ne pense plus qu’à elle. La réciproque n’est pas tout à fait vraie : elle, depuis les villes américaines où elle s’arrête, lui envoie épisodiquement un mail peu bavard ou une lettre de quelques mots, accompagnée d’une photo ; parfois, un rapide coup de téléphone. Bref, Cooper est dans une situation intenable : il attend. A la banque, il s’efforce de donner le change, se montre poli, mais ne parvient pas à se faire accepter par ses collègues ; pour tenir le coup, il s’autorise quelques pilules et dispose d’un bar personnel bien rempli. L’irrésistible humour avec lequel Lapeyre dessine son personnage fait presque oublier à quel point celui-ci est au fond du trou ; c’est dans ce presque que se tiennent toute son ambiguïté et son originalité.
A force d’absentéisme, Cooper finit par échauder ses supérieurs : la banque le met à la porte, supprimant ainsi le seul lien à peu près tangible qui lui permettait de garder le contact avec le monde réel, son travail. Il peut désormais se laisser submerger jusqu’au cou par son obsession, à peine dérangé par les assauts hystériques d’une ancienne collègue un peu vieille fille qui fait le siège de son appartement en espérant lui mettre le grappin dessus. Lorsque sa sœur, après lui avoir envoyé une émissaire qu’il drague sans succès, rentre finalement en Europe, elle ne trouve pas un frère mais une loque humaine. Lapeyre raconte tout cela avec une légèreté primesautière et un redoutable sens de la formule, dans de très courts chapitres aux intitulés énigmatiques (« Les immaturités incompatibles », « Une angoisse centrifuge » ou le très poétique « Les galeries souterraines de l’ego ») ; son humour très spécial est de ceux que l’on n’exemplifie pas par une ou deux phrases bien choisies mais que l’on goûte sur la longueur, attentif aux sourires en coin, aux petites phrases perfides et aux subtils traits d’esprit qu’il dissémine dans ses paragraphes. Le genre d’humour qui sauve la vie, celle de Cooper en tous cas : « Rien ni personne ne l’empêchera d’attendre. Et même si on le ligote dans un sac, avec une pierre, et qu’on le jette au fond d’un étang : son attente le fera remonter à la surface ».