Il y a ceux qui se mettent en colère, et puis il y a ceux qui la mettent en mots. Là où le péquin ronchonne, assis devant sa télé, la bière à la main, et finit par ne plus y penser parce que bobonne l’appelle pour passer à table, l’écrivain ne peut pas s’arrêter, décidément c’est trop fort, il faut qu’il retrouve son statut de grand dénonciateur des incongruités de ce monde. Il faut qu’il s’énerve, il faut qu’il écrive. On avait eu droit avec Philippe Delerm à l’anthologie des « plaisirs minuscules » (La Première gorgée de bière), petit ouvrage propret et efficace destiné à célébrer la vie simple (ou à consoler bobonne de la médiocrité de sa vie quotidienne -mais oui je t’assure, inviter les voisins à partager les restes du dimanche soir, c’est aussi agréable qu’un dîner fin dans un joli petit restaurant où bien sûr Marcel t’inviterait pour éviter cette fin de semaine un peu glauque s’il n’y avait pas Stade 2 à la télé). Avec Colères de Patrice Lelorain, voici venu le contrepoison idéal : une cinquantaine de bonnes raisons de s’énerver un grand coup, réunies dans un recueil au style uppercut. Les commentateurs de boxe, Céline Dion, les rayons de la Fnac, les exploitants de tout poil et les voisins gêneurs, tous en prennent plein la figure, à la façon d’un direct au menton : chaque article fait au plus deux pages.
Ainsi, à propos d’Antoine, chanteur yé-yé en chemise à fleurs : « Des années que l’ex-chanteur finance son éternel farniente (avec la complicité de France 2) en commercialisant les cassettes vidéo qui mettent en scène son existence légumière sous les tropiques. (…) Vous n’avez pas les moyens de partir en vacances ? N’ayez crainte ! Antoine les prend à votre place, toute l’année, et vous fait partager ses plus belles émotions pour un prix modique. Mieux, il vous exonère de la pauvreté, des dictatures, de la crasse, des P.N.B., de tous les détails « intellos » qui vous gâchent un paysage ; ne subsistent que les bleus turquoise et les notes exotiques. » On vous épargne M6 ou l’éclipse traitée par le journal de 13 heures, mais on mentionnera cependant les époux Bidson, exploiteurs bon chic bon genre d’esclaves modernes : « Voyez-vous, monsieur Bidson, aujourd’hui, je ne peux pas fournir plus de preuves que la jeune Cap-Verdienne sans papiers de 94, votre locataire sans contrat, ni bail. Alors, vous qui dirigez un cabinet d’experts aux comptes, faites-moi une faveur, répliquez, dépêchez-moi vos plus fidèles corbeaux et je vous promets un costard de lumière, une jolie publicité à l’œil que votre nature économe saura apprécier. »
Ce qui séduit dans ce bréviaire de l’énervement contemporain, ce n’est pas tant sa diversité que la manière de traiter cette diversité : concevoir une sorte de florilège de ses colères n’est pas une idée neuve, et on ne peut d’ailleurs que déplorer aujourd’hui la prolifération de ces « herbiers » littéraires ou pseudo-littéraires, des fiches de cuisine de Maïté aux carnets intimes de Pascal Sevran. L’idée aurait pu faire long feu ou tourner au constat aigri, à la soupe poujadiste. Lelorain évite ce danger, d’abord parce qu’il écrit bien, ensuite parce qu’il s’est choisi une ennemie dont ni lui ni personne ne viendra jamais à bout : la connerie sous toutes ses formes. L’humour finit donc toujours par pointer le bout de son nez, même si souvent nous rions jaune. On ne peut que saluer cette alternative au consensus mou de notre époque. Après s’être résigné avec Delerm, bobonne pourra donc, grâce à Colères, se mettre en pétard une bonne fois pour toutes et botter le cul d’un Marcel endormi devant Stade 2.