Gwendolen, la cousine d’Algernon, rêve d’épouser Jack, et Cecily, la pupille de Jack, rêve d’épouser Algernon. Malheureusement, si les deux jeunes filles sont follement éprises c’est parce que leurs amoureux leur ont menti en prétendant s’appeler « Constant », seul prénom capable, selon elles, d’exercer une « irrésistible fascination » sur les cœurs. Enferrés dans leur mensonge, les deux imposteurs doivent assumer leur rôle jusqu’au bout, tout en s’empêchant mutuellement d’approcher leur protégée respective.
Dans cette « comédie frivole pour gens sérieux », comme il définissait sa dernière pièce, Oscar Wilde campe un monde désabusé où plus aucune vérité ne tient la route. Les religieux n’en sont pas, le mariage n’est qu’une comédie sociale et les « spéculations métaphysiques » n’ont aucun rapport avec la réalité. Cette atmosphère « fin de siècle » pourrait ressembler à celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, et les tenants du « no future » actuels ne sont pas sans rappeler les dandys désenchantés du XIXe. A ceci près qu’Oscar Wilde, loin de se laisser abattre, en tire parti avec jubilation et claironne haut et fort que dans ce cas « la chose essentielle, c’est la manière, non la sincérité ». La forme l’emporterait donc sur le fond.
Et la pièce de sombrer dans un joyeux désordre où les valeurs conventionnelles vont tomber d’elles-mêmes une à une. On tombe ainsi amoureux, non pas d’un être, mais d’un nom, et si l’on accepte les excuses de son cher et tendre, ce n’est pas non plus pour leur apparente vérité mais pour « l’admirable beauté » de sa réponse et de sa « voix ». Ce « monde à l’envers », comme le décrit Robert Merle en parlant de ce texte, est tout simplement celui du paradoxe. Ayant posé que seules les « qualités superficielles » sont « durables », Oscar Wilde se trouve délié des contraintes de la logique et de la langue. Si les mots ne sont plus que des signifiants détachés de leurs signifiés, on peut en faire ce que l’on veut.
Il en résulte une série d’aphorismes réjouissants, que notre auteur affectionnait, et des règles de vie dont l’ironie visionnaire frappe jusqu’à notre société actuelle. Il est, par exemple, « inconvenant » d’épouser celui avec qui l’on « flirte », et encore plus vulgaire de flirter avec son propre époux. Le mariage étant de toutes façons un « malentendu », ne se marier qu’une fois est faire preuve d’ »inexpérience ». Si l’on interdit les fiançailles pour éviter de se dégoûter de son futur époux, on s’extasie en revanche sur les veuves qui « rajeunissent de vingt ans » à la « mort de leur pauvre mari ».
Accumulation de quiproquos et d’énoncés paradoxaux, la pièce procure immanquablement au lecteur un plaisir transgressif en regard du carcan de la raison cartésienne. Toutefois, on pourrait craindre de perdre pied lorsque nos deux fieffés menteurs se voient contraints d’avouer que Constant n’existe pas et que, d’une manière tout à fait invraisemblable, resurgit un père disparu portant le nom idéal. On pourrait alors s’écrier comme Cecily : « Je ne crois pas que tout cela ait grand sens ». Et pourtant si ! Le message d’Oscar Wilde, pour qui la vie imitait l’art, bien plus que l’art n’imitait la vie, est clair : si la vérité a sa part de mensonge, le mensonge a sa part de vérité. Abandonnant l’idée d’un être profond et caché, il mise sur le « masque » et la « forme », dont les choix ne sont jamais anodins. Une autre façon de dire que nous sommes portés par le signifiant et que seule l’esthétique est une valeur viable.