Puisque nous sommes vivants est un livre magnifique. On n’a jamais lu ça. On ne connaît pas cette écriture, ce rythme, cette voix sarcastique, drôle, emportée et profonde. C’est le troisième livre d’Olivia Rosenthal et il faut, bien sûr, l’inscrire « dans le temps ». En l’occurrence, ce trajet dans le temps joue en faveur de l’auteur, déverrouillant son labyrinthe intérieur, la rapprochant (elle, O.R., la narratrice, l’héroïne, toutes à la fois) d’un affront de soi-même que la littérature exige.
Ca commence par une consultation chez le médecin. O.R. apprend qu’elle souffre d’une « lésion à la glande pinéale ». Trop abscons pour être grave, me direz-vous. Symptômes ? « Goût immodéré pour les larmes (les siennes ou celles des autres) », « propension maladive à considérer la souffrance comme une chose nécessaire à la vie », « désir de déplaire extrêmement », « excès langagiers de toute nature (injures, vociférations, promesses, déclarations d’amour, bavardage interminable et j’en passe) ». Trouble du comportement, en somme. Réaction de la patiente ? Elle envoie f… l’affreux médecin et rentre chez elle, bien décidée à éluder l’opération. Sauf qu’entre-temps notre narratrice (et mariée) se voit prendre en filature une belle jeune fille dans un supermarché. Elle le cache au dit mari et ça dure pendant un sacré bout de temps cette chasse à la belle jeune fille, ça ressemblerait bien à une fixation, voire à un coup de foudre. Qu’est-ce qui arrive à O.R. ? Le jour où elle croise la belle jeune fille sous un réverbère au bord du bassin de la Villette (hors supermarché donc), elle est décontenancée et va au plus logique : elle l’aborde. « Oh vraiment, je crois que je suis mal partie et qu’il vaudrait mieux mettre un terme. C’est donc pourquoi je continue. »
Cette seule attirance devient bientôt le seul moyen pour O.R. de se sentir pleinement en vie. C’est l’heure du premier dîner en tête-à-tête. « J’ai aimé cette jeune fille au premier jour, et il n’y avait vraiment aucune raison pour cela (les raisons viendraient plus tard), j’ai aimé cette jeune fille à cette soirée parce que comme moi elle ne mangeait pas, parce qu’elle ne croyait rien de ce que je lui racontais. » Quand on ne sait plus trop pour quelles raisons on aime, c’est donc qu’on aime. O.R. découvre, elle ne connaît rien à tout cela, ce corps qui ressemble au sien mais ne réagit pas comme celui de son mari. Elle va aller jusqu’au bout, serrer cette belle jeune fille et perdre son homme, mari, amant et ami.
Le titre ne ment pas : on ressort de ce livre plus vivant. Avec, certes, la conscience que les raisons de vivre sont rares et qu’elles exigent parfois que nous cassions tout ce qu’on a consciencieusement bâti. Pour le meilleur et pour le pire. Mais à vivre pour vivre…