Tokarczuk. Sous ce nom à la prononciation hasardeuse se cache la meilleure nouvelle en provenance de Pologne depuis quelques années, ses compatriotes eux-mêmes plaçant en chœur (public et critique confondus) toute leur confiance dans le talent de cette jeune psychologue pas tout à fait quadragénaire dont les quatre romans parus à ce jour, en plus de pulvériser les records de vente, sont considérés comme incarnant le meilleur de la jeune littérature du pays. La moins académique, en tout cas, si l’on se fie à cette seconde traduction française (Laffont a déjà publié Dieu, le temps, les hommes et les anges voici deux ans) en forme de long patchwork onirique privé de tout axe narratif clair et étrangement organisé dans un amoncellement de paragraphes feuilletonesques, culinaires, historiques et somnambuliques, ouvert à toutes les digressions métaphysiques. L’auteur n’y apparaît pas plus que dans ses précédents romans, sinon dans la position de réceptrice universelle des rêves de la planète, dont le texte tout entier forme la compilation subjective, télescopage hasardeux de méditation sensuelle et de faits divers folkloriques dans l’ambiance brumeuse d’une dérive littéraire nonchalante.
La narratrice, qui vient d’emménager dans une maison de Basse Silésie, fréquente un site Web d’un genre particulier : les participants y consignent publiquement leurs rêves. Voilà l’unique épine dorsale de ce roman post-moderne écrit dans une langue fluide et contemplative ; le rêve et la réalité sont au centre de ce magma d’histoires et de contes autonomes dont les décors se plantent tous, à différentes époques, quelque part au sud-ouest de la Pologne, dans la vallée de Klodzko. Chez Tokarczuk, en effet, les rêves « ont toujours un sens, ne sont jamais dans l’erreur, c’est le monde réel qui n’est pas à la hauteur de l’ordre du rêve ». On se laisse prendre au rythme de ce surprenant roman comme on cède à la somnolence après une nuit trop courte, sans tout comprendre, plus ou moins conscient que l’inconscient prend le dessus. « Notre monde est peuplé de dormeurs qui sont morts et rêvent qu’ils sont en vie. Dans cette confusion, nul d’entre nous ne sait, et ne peut savoir, s’il est de ceux qui rêvent seulement leur vie ou s’il vit pour de vrai. » Au centre de cet immense filet onirique se tient Marta, vraisemblable double ésotérique de l’auteur, dont les commentaires existentiels et les extravagances pratiques (il semble qu’elle hiberne) ponctuent le(s) récit(s) ; parmi les multiples feuilletons imbriqués qui forment le livre, l’étrange histoire médiévale d’une sainte apocryphe contée par un biographe fictif aux prises avec une hiérarchie cléricale méfiante. Quel rapport ? Aucun, à n’en pas douter, sinon que le contenu de ces innombrables digressions peuple l’imaginaire fécond de la Polonaise, qui se sent dans le rêve comme chez elle. D’où, peut-être, la clef du titre énigmatique de ce roman moderne à la poésie galopante : « chacun d’entre nous a deux maisons : l’une concrète, située dans le temps et l’espace ; l’autre, inachevée, sans adresse, impossible à immortaliser sur des plans d’architecte. Nous habitons simultanément les deux. »
Olga Tokarczuk – Maison de jour, maison de nuit
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