On affirmait au sujet de Mirbeau : « Il se lève triste et se couche furieux. » Cette expression illustre parfaitement le cheminement émotionnel que nous vivons à la lecture de chacune de ses nouvelles. En nous mettant face à la spirale infernale de l’injustice sociale, Mirbeau nous fait sortir d’un vague sentiment de malaise pour nous précipiter dans celui, bien moins passif, de la colère. L’effet corrosif de l’écriture de Mirbeau a de quoi surprendre le lecteur d’aujourd’hui. Comment peut-on se douter qu’un siècle après leur création ces nouvelles frappent de plein fouet une corruption et une hypocrisie du pouvoir toujours aussi vivaces de nos jours ?
Nous sommes forcés pourtant de faire le lien entre ce que Mirbeau dénonce et notre actualité lorsque celui-ci aborde avec une ironie mordante le thème des pots-de-vin. Celui qui bénéficiait depuis toujours de la générosité officieuse du gouvernement se retrouve sans transition en prison. Stupéfait, il exprime son indignation : « Le gouvernement n’avait qu’à nous convoquer, nous ses meilleurs amis et ses plus dévoués défenseurs et nous dire : Mes amis, j’ai décidé que ma morale ne serait plus la même à partir de demain matin. »
Le constat désespérant de la corruption permanente de l’administration pourrait aboutir à un misérabilisme dégoulinant ou bien encore à cette vieille rengaine complaisante du « pauvre » accablé par le « riche » (cf. Zola). Ici point de bons sentiments. La compassion feinte cède à une analyse grinçante et remarquable d’intelligence. Le « pauvre » n’est plus l’ivrogne malade et vicieux du roman naturaliste mais le type même du marginal chargé de mystère et de dignité. Il n’est plus question d’influence du milieu ou d’hérédité, mais d’individus condamnés arbitrairement par la bonne société, tout simplement pour leur différence. Le narrateur de La Folle exprime ainsi son admiration : « Je la vois de ma fenêtre (…) la distance la rend étrange et un peu surnaturelle. Avec sa chevelure éparse, flottant dans la brise (…) on dirait une sorte de fantôme volant ou une sorcière comme il y en avait autrefois dans les îles enchantées des faiseurs de conte.
Il ne s’agit donc pas, pour Mirbeau, de soulager les consciences avant de les replonger dans une passivité béate, mais plutôt, selon ses propres termes, d’ »obliger les aveugles volontaires à regarder Méduse en face ». Médusés, c’est bien l’état dans lequel il peint ces petites gens broyées par les aberrations de ceux qui les dirigent. Un des rouages du pouvoir dénoncé ici de façon systématique est celui de l’ordre contradictoire où les situations confinent à l’absurde.
Abusée par sa naïveté et sa candeur, la population que décrit Mirbeau semble pétrifiée par la folie du discours des gouvernants et piégée par la mauvaise foi du pouvoir. Face à cette duplicité intolérable, il ne reste plus que la mort ou la déraison. On va jusqu’à chercher des justifications aux injustices pour éviter de comprendre à quel point l’on est malmené : « Il faut que j’aie commis un bien grand crime ! », s’exclame Jacques Errant, jeté au cachot sans raison, « Mais lequel ? » ; pourtant « la Justice et les juges ne peuvent pas se tromper et font bien tout ce qu’ils font », répète le pauvre bougre. Une atmosphère kafkaïenne dont seul le geôlier semble tirer une leçon : « On ne sait jamais rien !… Moi je ne sais pas pourquoi je suis geôlier, la foule ne sait pas pourquoi elle crie « A mort ! » et la terre pourquoi elle tourne. »