Et voici qu’on retrouve, pour la troisième (et dernière ?) fois, la grande histoire inventée par Antoine Bello en 2007 dans Les Falsificateurs, suivi en 2009 par Les Eclaireurs. Trois autres romans ont paru entre-temps : un hommage au récit de détective à la Agatha Christie (Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet), une incursion dans le sport de compétition (Matéo) et une comédie sur l’univers des assurances (Roman américain). Il s’y est montré fidèle à lui-même, avec des scénarios ludiques et bien agencés, un goût prononcé pour les miroirs et mises en abyme (roman dans le roman, autocommentaire, prophéties auto-réalisatrices, vertiges borgésiens, etc.), une écriture simple, précise et entraînante, neutre pour ne pas dérégler les rouages des intrigues. Mais, pour excellents qu’ils fussent, ces livres n’atteignaient pas l’ampleur, le gigantisme, même, du diptyque des Falsificateurs. Autant dire qu’on était impatient de découvrir cet épilogue.
Débauche de moyens
Rappelons le point de départ : le narrateur, Sliv, est embauché au début des années 1990 par un cabinet de conseil islandais qui se révèle être le prête-nom d’une incroyable organisation secrète, le CFR, Consortium de Falsification du Réel. Depuis des décennies, voire des siècles, le CFR transforme la réalité, instille du faux dans le vrai et brouille toutes les pistes de l’histoire. Le premier pas sur la Lune ? C’était eux. La Carte du Vinland, preuve que les Vikings ont découvert l’Amérique avant Colomb ? Pareil. Le Saint-Suaire de Turin ? Ils y sont pour quelque chose aussi… Le CFR ne recule devant rien pour concrétiser ses impostures sensationnelles, avec une débauche de moyens digne d’une multinationale. Il est d’ailleurs organisé comme une société mondiale, avec des bureaux partout sur la planète et une organisation rationnelle que chapeaute un puissant conseil des sages, le « comité exécutif »…
Fiction / réel
Sur la base de cette idée géniale, la machine romanesque de Bello brasse des thématiques fascinantes : la différence entre fiction et réalité, l’écriture de l’Histoire par les vainqueurs, les grands récits et les théories du complot, la manipulation des masses et les techniques de propagande, le pouvoir des images, les mythes et légendes, etc. Bello aurait pu s’arrêter aux Eclaireurs, vu qu’il y a résolu la question « fil rouge » de l’intrigue (mais à quoi sert le CFR ?). Mais on comprend qu’il n’ait pas résisté à l’envie d’écrire un troisième tome. Ses deux romans écrits dans les années 2000 nécessitaient en effet une sorte d’actualisation, pour donner leur place à des éléments surgis dans les années 2010, comme le poids des réseaux sociaux dans l’opinion publique mondiale, ou celui des chaînes d’info en continu qui bousculent la hiérarchie des informations… Comment ne pas voir que ces nouveautés ont un impact sur la falsification, colonne vertébrale du roman ? « Le concept de vérité n’avait jamais semblé si relatif, songe Sliv. La Toile fournissait des arguments aux champions de toutes les causes, aux sionistes comme à ceux qui cherchaient des raisons de casser du Juif, aux tenants de l’évolution comme à ceux du créationnisme. Tout était vrai et donc rien ne l’était ; tout était faux et donc rien n’était faux. Pour le CFR, dont le fonds de commerce reposait sur cette distinction fondamentale, l’essor d’Internet représentait une catastrophe ».
Sarah Palin, un fake ?
A quoi riment les opérations gigantesques du CFR, quand des petits malins derrière leur écran peuvent, en quelques clics, falsifier des quantités de données ? Bidonner les relevés officiels des températures, par exemple, pour faire plaisir aux climato-sceptiques ? Tel est l’enjeu de ce troisième volet, qui explore aussi l’aspect éthique du problème : est-il moral de mentir pour de bonnes raisons ? Un écolo doit-il trafiquer les chiffres pour amplifier la gravité du réchauffement et alerter l’opinion ? Des progressistes doivent-ils fourrer dans les pattes de John McCain une cruche comme Sarah Palin, pour faire élire Obama ? Faut-il se réjouir que les exactions d’Al-Qaida attirent l’attention sur les dérives du fanatisme ? Si Al-Qaida n’existait pas, aurait-il fallu l’inventer ? Questions passionnantes, auxquels les plus cyniques répondront, comme le personnage d’Ignacio Vargas, ex-falsificateur reconverti à Hollywood, que la vérité, si elle existe, est à l’intersection des récits concurrents, en fonction du rapport de forces du moment…
Satire des médias
On retrouve dans Les Producteurs le côté ludique des deux premiers tomes, avec cette façon décomplexée qu’a Bello de mouliner l’actualité. Les deux tiers du livre sont consacrés à l’élection américaine de 2008, puis à la mise en place d’un canular géant sur une civilisation maya disparue, avec divers rebondissements et une séquence de 100 pages à bord d’un bateau dans les eaux mexicaines, d’où un petit parfum à la Tintin (Le Trésor de Rackham le Rouge), mâtiné de satire des médias. Habile comme toujours, Bello glisse aussi une sous-intrigue à retardement (une sacoche contenant 50 impostures, perdue par un agent dans un taxi), qui explose à la fin. Seul l’aspect « sentimental » du récit semble raté (Sliv découvre qu’il est amoureux de Lena, sa vieille rivale du premier tome) : le roman, conçu comme un jeu de construction pour adulte, n’a guère de temps à perdre avec les amourettes. N’en déplaise à l’auteur lui-même, qui, conformément à une promesse faite à ses lecteurs à la parution du deuxième tome, a développé ici le duel féminin entre Lena et Nina, militante écolo qui tente sans succès de mettre le grappin sur Sliv, lequel n’a d’yeux que pour Lena…
Un libéral bon teint
Les Producteurs illustre également la passion de l’organisation de Bello, le plus cartésien des écrivains. Elle transparaît sans cesse dans ses pages sur la structure du CFR. Il prévoit tout : le rôle de chaque bureau, service, filiale. Bello adore les meubles à tiroirs, les arborescences, les branches et sous-branches, les étiquettes. Un penchant de collectionneur qui trahit le businessman qu’il a été (il est l’un des rares d’écrivains français passés par le monde de l’entreprise, et même de la création d’entreprise). De même, tout dans Les Producteurs témoigne de son tropisme américain : son état d’esprit, ses valeurs, sa façon de voir le monde sont imprégnés de libéralisme à l’ancienne, mélange d’optimisme, d’humanisme, de foi dans les capacités des hommes et des peuples à déplacer les montagnes, comme chez les Pères fondateurs et dans les textes anglo-saxons des Lumières. « Nos actions s’inscrivent toujours dans le long terme, lance un personnage. Le CFR défend l’environnement depuis sa création ou presque. Idem pour la tolérance ou les droits individuels ». Sincérité qui rend désarmant le ton général des trois livres, si éloigné de l’ironie et de la noirceur auxquels on est habitué aujourd’hui en littérature. Voilà qui singularise un peu plus Antoine Bello dans le paysage : il reste, toujours, du côté clair de la force.