Nikolaj Frobenius aime créer des atmosphères troublantes, des jeux dans lesquels on se perd, sans savoir qui au juste tire les ficelles. C’est ainsi qu’on l’avait découvert dans Le Valet de Sade, voici six ans, et qu’il continue à écrire dans Je est ailleurs, à la façon du « Je est un autre », l’impossible conjugaison de Rimbaud. « Je est ailleurs » parce que les personnages de ce roman sont des demi-ombres noyées dans leurs mensonges, leurs fantasmes, leurs espoirs et leurs peurs, une sorte de monde intérieur toujours prêt à prendre le pas sur le réel. Frobenius raconte le vide, une improbable quête du père, et se penche sur les mécanismes d’un éternel recommencement.
L’histoire s’ouvre sur le pont d’un bateau. Trois personnes sont là pour un voyage inhabituel. Pour la première fois depuis des années, Christopher a accepté d’accompagner ses parents pour un court séjour à Copenhague. Revenus à terre, ils attendent à la gare avant de quitter la ville. Le père de Christopher part vers un kiosque, pour acheter des journaux : il ne reviendra pas. Purement et simplement volatilisé, il laisse derrière lui une foule d’interrogations : que s’est il réellement passé ? Pourquoi est-il parti ? Pourquoi à ce moment précis ? Est-il mort ou vivant ? Que peuvent faire ceux qui restent ? Face à ces questions, doutes, malaises, silences et incompréhensions, tout se délite : la mère de Christopher sombre dans une nostalgie maladive, réveille en elle l’écho de maux imaginaires et se cloître derrière ses murs, entourée de ses souvenirs. Christopher lutte quelque temps, se raccroche à son couple puis perd tout contrôle sur les choses et part finalement sans prévenir personne, entraîné dans une incontrôlable fuite en avant (un long périple en Amérique du sud, une région du monde à laquelle il n’avait jamais pensé, devenue un refuge de hasard). Entre le voyage initiatique et la quête d’oubli, il parcourt les routes du nord au sud, dans tous les sens : il lui est cependant impossible de fuir éternellement ses problèmes ; le temps vient enfin de rentrer en Norvège, où les choses ont un peu changé. Christopher retrouve sa mère alitée, puis une incroyable révélation « posthume » de son père : une vidéo enregistrée quelques temps avant la disparition explique l’existence dans le nord du pays d’une autre femme, rencontrée avant son mariage.
Dans ce théâtre d’ombres, chacun semble chercher un sens à sa vie. Solitudes et malaises se mêlent, révélant des personnalités inconsistantes, quand elles ne sont pas fantasmées. Torturés par des questions laissées sans réponses, on voit des esprits s’effondrer, victimes de leur incompréhension des autres et du monde. La tyrannie de l’information, support idéal du manque d’âme des sociétés contemporaines et de la vacuité de nos désirs trop bassement matériels, illustre ces incertitudes humaines, cette incapacité à avancer seul et à agir. Face à trop de superflu, l’absence de repères et de fondements peut être fatale. Et quand s’offre un choix entre tentation de l’innocence ou chemins plus obscurs, peut-être arrive-t-il un moment où le fait de s’exclure définitivement du monde paraît être sinon la meilleure solution, en tout cas la plus simple.